Dans ce texte, nous revenons sur notre expérience de The Legend of Zelda Tears of The Kingdom presque un an après l’avoir fini. Cette rétrospective ne prétendra donc pas faire le tour du sujet, mais simplement rassembler ce qui nous reste en mémoire, ce pourquoi on le tient pour un jeu majeur.
The Legend of Zelda : Tears of the Kingdom (TOTK) est un jeu si novateur qu’il ferait presque passer certains de ses traits d’exception pour des acquis méritant moins d’attention. Ce serait un tort : s’il est surtout célébré pour sa nouvelle couche des pouvoirs «technologiques », qui ouvrent des possibilités de jeu quasi-infinies – on y revient -, la suite de Breath of The Wild vaut d’abord – et toujours – pour la qualité de son terrain de jeu, ouvert à l’exploration autant qu’à la contemplation. Des esprits grincheux se sont plaints que cette carte était « la même que dans le jeu d’avant ». Ils n’ont que partiellement raison : le monde de la surface reprend certes la topographie de Breath of the Wild, ses régions, ses massifs montagneux, ses villages et littoraux (en les modifiant sensiblement, d’une façon que le récit explique dès la première heure) ; mais TOTK ne s’en tient pas à cela et, d’une certaine manière, se justifie comme suite en étendant considérablement l’espace explorable sur trois niveaux : dans le ciel, où flottent maintenant des archipels, abritant entre autre trois des principaux donjons (sur cinq) ; à la surface du monde, creusée de près de 150 cavernes à la topographie chaque fois singulière, regorgeant de choses à faire et d’objets à trouver ; et enfin dans les profondeurs, où tout un continent souterrain s’offre à l’exploration.
De fait, l’impression de familiarité ne pèse pas lourd face à la quantité d’espaces ajoutés, hyper denses en nouvelles pratiques. Dans le ciel, par exemple, la grande distance qui sépare les ilots pose le problème inédit du déplacement aérien, résolu le plus souvent par la confection d’un aéronef de fortune – qu’il faut ensuite savoir conduire ! -. A la surface du monde, les cavernes sont autant de mini-donjons dont la topographie chaque fois différente motive à en explorer le plus possible. Quant au continent souterrain, il est une étrange extension de territoire, composée d’une lande grisâtre, plongée dans l’obscurité jusqu’à ce que l’on active l’une de ces grandes tours végétales éclairant l’espace voisin de façon définitive. Dans cet infra-monde d’apparence extra-terrestre, planté de champignons géants et de fleurs bizarres, la topographie très accidentée fait de la moindre traversée une épreuve éreintante, poussant nos capacités d’escalade et notre jauge d’endurance à leurs limites.
S’il y a donc un acquis du premier épisode, il tient d’abord à cela : à ce vaste terrain de jeu offert à l’exploration et au regard ; un territoire certes agrandi vers le haut et le bas, densifié de nouvelles choses à faire, mais dont la double-visée reste la même que dans Breath of the Wild (BOTW) : engager le joueur dans l’action et, tout à la fois, activer son sens esthétique. L’espace de jeu y est en même temps « inducteur de pratique » (par les points de force de ses panoramas qui motivent l’action en activant le regard), et un recueil de beaux panoramas composés, faisant d’Hyrule une sorte de monde-en-vue-du-cadrage, un monde idéal de peintre ou de photographe où les masses de terre et de roches se dessinent en formes harmonieuses, esthétiquement plaisantes d’où que l’on regarde, pouvant valoir pour la seule beauté de leur agencement indépendamment de leur fonction pratique.
On trouve passionnante cette manière qu’ont les deux derniers Zelda de faire du regard du joueur, d’abord esthétique, le geste fondateur de toute pratique : face à un panorama composé, notre regard est d’abord capté par la beauté du cadre, puis achoppe sur un détail (tel clocher, tel nuage de fumée…) qui attisera notre curiosité et aimantera notre parcours ; de captation esthétique, notre regard se mue alors en visée pratique, projection d’un itinéraire jusqu’au point d’intérêt visé par notre déplacement à venir. Cette boucle ludique du regard à l’action reste la motivation première dans TOTK, qui réactive et maintient sur toute sa durée le plaisir du crapahutage en pur promeneur-esthète ; un plaisir qui, dans notre partie, a atteint son paroxysme dans la région très accidentée du volcan d’Ordinn, où le village Goron, petit cocon blotti dans une vallée pierreuse, est le point de départ de chemins s’éparpillant tous azimut dans les replis du volcan, supports d’une longue séquence à mi chemin de l’enquête et de la randonnée, conclue par le meilleur donjon du jeu – le mieux conçu du point de vue structurel, conclu par l’un des meilleurs boss, et soutenu par l’une des meilleures pistes musicales de l’épisode, entre city-pop enlevée, jazz anxieux et mélodies grandioses à la Joe Hisaishi -.
Les nouvelles zones ont-elles toutes cette même qualité esthético-ludique ? La réponse est : pas vraiment, mais ce n’est pas un problème. Le continent souterrain ne semble pas conçu pour qu’on le ratisse entièrement – ni qu’on le scrute sous tous les angles, ce pourquoi sa répétitivité et sa moins grande densité en choses à faire nous semblent moins gênantes -, mais plutôt pour qu’on y fasse des plongées ponctuelles, pour les besoins de telle quête ou pour y refaire nos stocks (de bombes, de fumigènes). A ce titre, ce monde étrange, gentiment anxiogène, remplit parfaitement son office : celui d’être le lieu de parcours tâtonnés et sous pression, ponctués d’affrontements contre des monstres petits et gros surgis de l’obscurité. Notre seule déception sur le plan esthétique concerne le territoire céleste : bien qu’il soit passionnant à explorer de fond en comble, sa configuration éclatée en petits morceaux ne se rassemble pas aussi clairement en paysages « composés » que celle du territoire au sol, et n’est donc pas aussi classiquement joli. Ces espaces flottants sont avant tout agencés pour induire de longues et périlleuses traversées aérienne, ce dont on s’accommode assez bien tant ces périples sont en soi des énigmes captivantes. En imaginant que le jeu proposerait des « continents » aériens en bonne et due forme, on espérait sans doute l’impossible.
Le monde de TOTK reste en l’état reste l’un des meilleurs terrains de jeu qui soient, si ce n’est le meilleur. On ne connait pas d’autre monde ouvert qui fasse aussi bien tout ce que fait celui de TOTK, à savoir : donner à contempler de partout, plonger le joueur dans cet état d’immersion induite par le regard esthétique, tout en faisant de ses parcours mêmes des énigmes topographiques émergeantes, intégrant les possibilités de déplacements via l’usage des pentes et parois qui engagent le gameplay d’escalade, habilement contraint par la jauge d’endurance – laquelle empêche d’atteindre certaines hauteurs et officie comme une barrière « naturelle » canalisant discrètement la progression dans la première moitié du jeu -. Ce qui rend ce nouvel épisode exceptionnel, c’est qu’il ajoute à cette base fondamentale (le franchissement comme une énigme) toute une couche de gameplay « technique », qui va presque immédiatement transformer notre rapport à son monde et augmenter de façon exponentielle le nombre de solutions possibles à ses épreuves de parcours.
Par « gameplay technique », on entend : la possibilité donnée au joueur de fabriquer des objets plus ou moins complexes à l’aide du nouveau pouvoir d’« amalgame », qui permet de coller ensemble deux composants élémentaires. L’utilité de ce pouvoir est démultipliée par l’ajout d’un ensemble d’objets électroniques, les modules dits « Soneau », tels que des turbines, des roues, des batteries électriques ou des volants, qui font basculer la fabrication dans le registre de la machine, et permettent les montages les plus ingénieux. Il devient ainsi presque banal, au bout d’un certain temps, de construire au débotté une voiture, un véhicule volant, un méca pilotable ou encore un bateau motorisé : c’est dire les potentialités folles offertes par ce système, dont le maniement devient presque une seconde nature à force de pratique, par la magie d’un game-design à la « Nintendo » qui pousse la contrôlabilité à un niveau voisinant la perfection.
La fabrication entrainant de nouveaux besoins en ressources, elle engage de nouvelles routines de récoltes qui, par suite, font éprouver la matière comme rarement dans un jeu : le monde ludique n’est plus seulement cette masse de terre et de roche délimitée par sa ligne d’horizon (ou par l’obscurité, dans les profondeurs), que l’on pourrait n’éprouver que sous les bottes et les mains, dans le déplacement ; il devient en partie « cassable » – à la hache, à la masse….-, morcelable, réductible à un certain nombre d’unités élémentaires – bâton, eau, rocher, plante, métal – que l’on peut tenir en main et recombiner ensemble pour fabriquer des objets techniques ou de l’équipement plus durable et puissant – en accolant, par exemple, une arme basique à un morceau de roche ou à un organe ennemi (une corne, une queue, une dent…)-. Par son gameplay « manipulatoire » en vue d’une fabrication, TOTK s’approche au plus près d’une matière virtuelle devenue saisissable, et du plaisir sensoriel qui en découle, un horizon que se rêve le média depuis longtemps et qui trouve ici une forme d’accomplissement.
Ce pouvoir « technique » modifie en outre notre rapport à la progression de façon passionnante : il reste bien un chemin préinscrit dans TOTK, une solution « prévue à l’avance » à ses parcours-énigme (solution que l’on est loin de toujours percevoir), mais l’outillage technique qu’il nous donne, par son potentiel infini, résonne comme un appel aux sorties de route. La liberté phénoménale gagnée par le joueur-technicien, c’est finalement celle de s’approprier les morceaux d’espaces comme il le souhaite, selon l’inspiration du moment. On ne peut même plus vraiment penser qu’il reste un chemin optimal – le parcours prévu étant tout au mieux « suggéré » -, tant le jeu semble ne demander qu’une chose : que l’on bricole sa matière, qu’on la triture dans tous les sens, et que l’on mette nos fabrications (nos véhicules, nos outils) à l’épreuve de sa topographie pour tenter un passage par ses marges, là où se joue vraiment la partie.
Le truc de TOTK – la marque de son génie ludique, est-on tenté de dire -, c’est qu’il ne s’en tient pas à ce seul pouvoir « fabricateur » (qui aurait largement suffit à en faire un grand jeu), s’agissant de nous outiller face à son décor-énigme : il en ajoute deux autres qui densifient encore la lecture et les possibilités pratiques au sein de son monde. Le pouvoir « infiltration » permet de traverser un plafond – dans une certaine limite de hauteur -, et de « glisser » dans sa matière rocheuse comme dans de l’eau jusqu’à la prochaine surface : il rend ainsi possible de s’épargner la remontée d’une caverne ou de gravir de hautes structures verticales en quelques secondes, nous incitant à regarder constamment à la verticale pour jauger la distance qui nous sépare de tout plafond. Quant au pouvoir « rétrospective », il fait « remonter le temps » à l’objet visé (quel qu’il soit), ce dont on peut tirer profit en transformant, par exemple, des rochers faichement tombés du ciel en ascenseurs-express vers des îles célestes. On aurait tôt fait de se sentir complètement submergé par une telle ouverture des possibles ludiques, si les temples n’intervenaient comme de parfaits tutoriels, zoomant sur telle mécanique précise. Comme dans l’épisode précédent, ces mini-temples sont, ici encore, de petits chef d’œuvres de game-design, capables de faire comprendre l’usage possible d’un pouvoir par la seule structure de leur niveau, témoignant de la part des développeurs d’une confiance totale en notre intelligence et en notre volonté d’expérimenter avec les ressources à disposition. Il faut dire que le système physique y engage, tant il est une source d’émerveillement constant : il transforme les temples en laboratoires très amusants rendant possible de tester facilement les propriétés les plus diverses, telle que le poids des matières, les propriétés de l’air ou les multiples usages des modules Soneau (des lance-flamme aux roues automatisées, en passant par les lasers) ; autant d’expériences qui nous outillent utilement de savoirs pratiques réemployables ensuite dans le monde extérieur.
Ce qui importe le plus au final, dans ces temples-labo comme dans le reste du jeu, c’est cette idée d’un franchissement à valeur d’énigme, un leitmotiv que le jeu redeploie de mille façons, parfois très intentionnelles par son level-design lors de ses passages obligés (notamment dans ce qu’il conserve de cheminement « canonique » autour de sa quête principale), mais le plus souvent de façon émergente et « systémique » à chaque étape de notre chemin, quelle que soit la destination choisie. Tous nos élans de jeu commencent en effet par cette même question, commandée par le regard : comment donc aller d’ici à là-bas, de cette vallée à ce sommet qui m’attire, de ce point où je me trouve actuellement à cette île céleste distante de centaines de mètres ? Cette question d’un déplacement problématique est sans cesse redéployée par les grands objectifs (ceux de la quête principale) comme par d’autres, plus petits et ponctuels, comme ces parcours-énigme visant à rassembler des duos de Koroks, missions optionnelles mais indispensables lançant de mémorables périples bricolés, aussi bancals que comiques, à base de ponts de fortune, de catapultages calculés au doigt mouillé ou de propulsion par fusée aux trajectoires hasardeuses.
Au fond, l’intuition de base de la série n’a jamais changé : elle a toujours consisté à poser le décor face au joueur comme une énigme à résoudre par l’action, la nature de cette énigme variant selon les épisodes. Dans un Skyward Sword par exemple, ces épreuves étaient fondues dans la structure des temples eux-même, conçus comme de grands mécanismes à ré-agencer. Depuis Breath of The Wild, l’énigme porte plus spécifiquement sur le franchissement d’obstacles topographiques inscrit dans le paysage, mais elle engage toujours une même articulation du regard, scrutateur du détail, et de l’intelligence pratique, qui a maintenant de nouveaux outils à disposition, aux possibilités infinies. C’est pour cette articulation entre le regard, l’intelligence et la pratique que TOTK est un si grand jeu, capable de combiner presque à chaque instant le plaisir esthétique et l’élan ludique qu’il ne cesse de nourrir.