Stray est un jeu d’aventure dont l’originalité, a priori, était de nous faire incarner à un chat. En l’abordant, on espérait y trouver le pendant « félin » d’un autre jeu à bestiole, l’excellent Untitled Goose Game, qui proposait déjà une expérience animale en traduisant en gameplay la manière d’être d’une oie, de ses mouvements (démarche dandinante, caquètements, coups de bec…) à sa psychologie (obsessions chapardeuses, coups de sang…).
A son tour, Stray aurait pu tenter de traduire l’« être chat » de façon ludique : on aurait adoré s’y adonner à des cascades domestiques pour attraper les friandises cachés en hauteur par nos maîtres ; on aurait aimé que le jeu fasse siens les gestes spécifiques du chat, les gros dos, les feulements, les coups de griffes et autres modes d’expressions plus ou moins pacifiques auquel l’environnement (humain ou félin) aurait pu répondre de façon intéressante. A l’heure où j’écris ces lignes, mon chat tente par exemple d’attirer mon attention pour avoir un rab de croquettes en mâchouillant le fil de mes écouteurs : mission possible. Quitte à tenter ce projet inédit que de nous faire jouer un chat, il y avait un tout autre jeu à imaginer, à base de situations « communes » pour un chat domestique, et dans un environnement beaucoup prosaïque – des maisons, des jardins, des bouts de rue -, ou notre source d’étonnement et de plaisir auraient été de s’approprier le monde mental et physique de l’animal.
Ce n’est hélas pas la voie choisie par Blue Twelve Studio pour leur Stray, qu’ils rabattent sur des options plus classiques : celles d’un jeu d’aventure pépère au sein d’un monde totalement imaginaire, où les attitudes du chat sont plus un thème « cosmétique » qu’un programme de jeu – seuls quelques brefs moments d’énigmes reposent sur des gestes typiquement félins, comme cette compulsion à pousser des objets de leur étagère ou à faire ses griffes sur des rideaux. Voilà notre déception : le jeu aurait pu se choisir un tout autre personnage qu’un chat et ne pas avoir à changer son game-design.
L’aspect plateformesque du gameplay, par exemple, reste inexploité. On aurait trouvé intéressant d’avoir à doser des trajectoires et des longueurs de sauts, à calibrer des enchainements « course-bonds » dans ce qui aurait pu être de vraies épreuves de franchissement. Plutôt que de s’approcher de ce grand jeu de plateforme « animale » , Stray se contente d’une palette de mouvement simplifiée qui trivialise tout déplacement : les sauts ne sont possibles que vers des plateformes autorisées, ne peuvent s’activer que lorsqu’apparaît l’icône de leur bouton, et sont alors « aimantés » vers la zone visée, donc inratables, et pour ainsi dire évacués de l’équation ludique. On comprend l’impératif qui a pu mener à de telles simplifications : celui d’un budget limité, ne permettant pas d’obtenir un jeu aussi beau (on y revient), et qui soit en même temps doté d’un gameplay « traversant » libéré de ses contraintes.
Il faut donc accepter Stray pour ce qu’il est, le jeu d’artistes talentueux où le fait d’incarner un chat ne relève que du gimmick mignon à côté du cœur de son expérience : l’exploration libre de ses trois niveaux ouverts : les taudis, la fourmilière, le centre-ville… qui demanderont encore, avant de se livrer, d’accepter quelques lourdeurs dont le studio n’a pas su se départir dans son désir de bien-faire, ou plutôt de faire « bien enrobé » selon les formes classiques du jeu tout public. Premier topos pas remis en question, l’histoire est mise au premier plan de nos préoccupations par de fréquentes cinématiques dialoguées qui contextualisent et cadrent narrativement nos déambulations, sans pour autant présenter d’intérêt en elles-mêmes, ni infuser les moments jouables d’enjeu ou de tension (il n’y en a pas) : dans l’imaginaire générique de Stray, forcément cyberpunk, forcément hyper-urbain et baigné de néon, l’homme a cédé la place à des robots nostalgiques des plantes et du soleil ; une rumeur raconte qu’il y aurait un « dehors » où la lumière du jour brille toujours, rumeur que l’on nous chargera, nous petit chat, de vérifier. Pas déplaisant en soi, ce grand arc narratif englobant l’aventure se vit toutefois comme un grand « hors sujet » à côté de l’expérience d’être-chat dont le jeu fait si peu de cas.
Une deuxième lourdeur tient à la structure de la progression, qui intercale des niveaux moins inspirés entre les meilleurs chapitres. Dans ces moments intermédiaires, l’action se fait plus linéaire, virant à l’infiltration dans le dos de drones ou à la course folle sous la pression toute relative de petites créatures lancées à nos trousses, que l’on évitera simplement en courant en zig-zag … autant de phases globalement sans saveur, où il n’est plus question d’observer le décor avec des yeux écarquillés en se frayant un chemin à l’envi mais, simplement, de se laisser porter par l’itinéraire jusqu’au prochain moment où l’exploration s’ouvrira à nouveau.
C’est donc uniquement dans ses trois chapitres en exploration libre que Stray retombe vraiment sur ses patte, assumant alors d’être le jeu d’artistes-décorateurs plutôt que de game-designers. Et c’est peu dire qu’il flatte la rétine : dans les environnements du Taudis (chapitres 4 et 6) et de la Grande Ville (chapitre 10), d’où que l’on cadre, l’image est belle comme une peinture. Chaque ruelle, chaque appartement, chaque magasin nous arrête par la quantité de détails visuels qui le composent, semblant tous parfaitement à leur place, contribuant à créer de superbes cocons urbains où il fait bon se lover. Ce sens du lieu dense et vivant imprègne de beauté jusqu’aux endroits les plus prosaïques, comme cette laverie publique pleine de fourbis (voir ci-dessus), éclairée comme l’un de ces tableaux urbains doux-amers de Hopper.
On insiste sur la qualité des textures : volutes de fumée, vitres en verre épais tamisant la lumière extérieure, surfaces minutieusement carrelées ou parquetées, et autres papiers peints déchirés, écaillés ou tachetés de moisissures y sont autant de belles matières au réalisme stupéfiant, que les artistes du jeu emploient comme de pures touches de peinture à combiner en magnifiques tableaux domestiques. Si ce n’était que pour ces ravissements picturaux dont nous abreuve la promenade, on a quand même apprécié ce Stray, preuve qu’un jeu peut n’être intéressant que sur le plan artistique et quand même mériter le détour s’il sait marquer par quelques beaux ensembles d’espaces visitables.