Les contes siéent bien aux jeux d’aventures, comme l’avait montré The Longest Journey. On le redécouvre avec Röki, première production de Polygon Treehouse (studio créé par deux anciens de Guerilla Games), qui ravive avec brio la flamme du jeu de Funcom, et pour cause : notre héroïne, une jeune fille nommée Tove, y bascule dans un monde fantastique où les croyances du folklore nordique prennent vie. C’est donc parmi les trolls, les lutins et les dieux de la forêt que l’on se fraiera un chemin fait d’énigmes, de rencontres étonnantes et de happenings surnaturels, comme au cœur d’un livre d’images pour enfants, ce à quoi ressemble d’ailleurs le journal de Tove, superbement illustré.
Röki, c’est d’abord un jeu visuellement charmant aux décors composés avec soin, sur lesquels plane une sorte de suspens magique : des évènements hors du commun semblent pouvoir y survenir à chaque instant. Cette impression vient peut-être de l’effort constant de « mise en scène » qui se ressent dans beaucoup de moments du jeu, par les travelings qui suivent nos déplacements « comme dans un film », mais aussi par la tendance qu’ont les lieux visités à s’animer. Ce peut être une main de monstre qui casse un mur, un pont qui se déploie par magie, des corbeaux qui sautillent, ou les yeux d’un arbre qui clignent à notre passage (vous avez bien lu) : ce cortège de détails visuels nourrissent l’impression que ce qui s’offre au regard a toujours quelque chose à nous raconter, et qu’un « moment » narratif est sur le point de s’amorcer, sous la forme d’une scène, de dialogues ou d’énigmes, lesquelles sont pour le jeu moins des épreuves de logique pure que des briques narratives élémentaires. Voilà ce qui nous a séduit dans Röki : cette manière de retrouver une certaine pureté du « point and clic » en tant que machine à récits, dont la priorité serait de raconter ses histoires. Il faut donc que ça « clique » ludiquement, et que l’on ne s’enlise pas dans des énigmes trop difficiles ou statiques : une fluidité de progression que le jeu tente d’assurer en évitant les énigmes à sauts logiques trop abruptes et basées sur des inventaires surchargés (on y voyage le plus souvent léger, et les combinaisons d’objets restent simples).
Un réseau de raccourcis permet en outre d’y traverser le monde en un clin d’œil, et de rester dans le chaud d’une réflexion d’un point à l’autre des énigmes, qui impliquent presque toutes un déplacement pour mettre en relation des objets et des lieux. Notons que Röki brille aussi par son rythme, excellent jusqu’à la fin de son deuxième acte, qualité qui lui vient de sa structure en tiroir : un objectif ouvre souvent d’autres sous-objectifs à résoudre au préalable, comme dans cet exemple tiré du début du jeu où pour remettre le moulin en marche, on devra d’abord appâter une sorte de lutin avec un porridge chaud, dont la préparation ouvrira une nouvelle énigme composée de ses propres sous-étapes – où trouver l’avoine ? dans quoi le verser ? Comment le réchauffer ? -.
Tout l’excellent acte 2 repose sur ce type d’emboitements ludiques astucieux, qui font avancer l’histoire, ou plutôt « les » histoires, par rebonds : un personnage nous demandera typiquement de trouver un objet à un endroit où nous attendra une nouvelle piste vers d’autres objectifs, d’autres rencontres, d’autres lieux. Ces flux de récits entremêlés nous piègent dans des élans narratifs et logiques assez grisants, qui nourrissent notre envie de plonger toujours plus profondément dans la pâte de ce monde de contes, et empêchent l’aventure de piétiner comme c’est si souvent le cas dans le genre.
Puisqu’on parle de récits, exprimons juste une réserve sur l’histoire principale de deuil familial, aux ressorts éculés, qui nous a beaucoup moins emballé – à l’exception de ce joli moment où Tove, devenue minuscule, plonge dans un puit mué en mausolée à la mémoire de sa mère -. Si l’on fait fi de ce drame générique en toile de fond, les récits du monde des contes suscitent en revanche un pur enchantement : ils se vivent comme une plongée dans un monde de peurs enfantines, que le jeu prend plaisir à retourner en rencontres pas si effrayantes avec des créatures dans la panade qui avaient juste besoin d’un coup de main.
Röki excelle à faire vivre ces histoires d’aide aux monstres en galère, petits contes de courage et d’ingéniosité qui donnent toujours lieu à des moments étonnants et magiques, où quelque chose du monde se modifie en conséquence de nos actes. C’est donc aussi un jeu dont les décors assument une part importante de la narration, ce qui les rend intéressants à revisiter puisqu’ils peuvent être transfigurés par un changement lié à l’histoire : on les traverse parfois de nombreuses fois avant qu’une énigme y prenne place et n’en dévoile le mystère. Dans notre partie, ce fut le cas de l’église centrale, à la croisée des chemins vers d’autres zones plus « actives » pendant tout l’acte 2 puis revisitée à sa fin à l’occasion d’une énigme importante… ce fut le cas, également, de la forêt empoisonnée aux secrets restés longtemps cachés, et à la musique entêtante – qui nous rappelle de vous dire que la bande-son, une électro mélancolique et vaporeuse, fait souvent mouche -.
Seul vrai regret au sortir de ce jeu charmant, son dernier acte, plus classique, est aussi moins inspiré et « magique » que le reste : on n’y fait plus de rencontres extraordinaires, et en l’absence de raccourci, les allers-retours laborieux s’y multiplient. Si la séquence n’est pas sans intérêt – on apprécie au moins son décor de château en ruine et son atmosphère fantomatique -, elle fait se conclure l’aventure sur une note plus mitigée que celle des meilleurs moments de l’acte 2, qui nous suffisent largement à chérir l’expérience en son entier : on pense, entre autres, à cette rencontre avec un dieu aquatique, aux airs d’ermite hirsute, grattant mollement une harpe géante du fond de son bassin ; ou à cet échange avec un grand félin balafré, créature de légende déprimant d’avoir perdu son pelage de jeunesse, auquel on promet de refaire une réputation. Ce bestiaire fantastique, auquel s’ajoute tout un peuple de trolls, de lutins et de fantômes, nous a marqué plus que bien d’autres moments joués cette année, et pour cause : Röki fait de leur rencontre la vraie récompense de ses énigmes, et la substantifique moelle de récits gorgés de nostalgie pour un certain état imaginatif et rêveur de l’enfance.