Critique de Crusader Kings 3 : simulateur d’Histoire interactive

On ne va pas se mentir : Crusader Kings 3 semblera très intimidant pour ceux qui, comme nous, n’auront jamais mis les pieds dans une production Paradox. Il y a en effet beaucoup à comprendre avant de faire le moindre progrès dans ce simulateur de vie d’un suzerain au Moyen-Âge, à commencer par ce qu’il faut y faire : comme l’indique son tutoriel, ce sera à nous de choisir l’enjeu de nos parties et les moyens de l’accomplir, le jeu se gardant bien de cadrer notre progression. On peut ainsi voir CK3 comme un bac-à-sable, où l’on serait libre de reproduire le vrai passé d’un royaume comme d’en bifurquer totalement en s’essayant, par exemple, à la conquête de la France sous les traits d’un comte breton. On peut aussi le voir comme une simulation d’Histoire au sens propre, où les moments de jeu prennent constamment la teneur de vrais évènements historiques, produisant une formidable immersion.

Dans CK3, le monde est un mille-feuille d’espaces et d’histoires, où tout est génialement interconnecté :  la carte superpose les types de territoires – des comtés dans des duchés dans des royaumes dans des empires-, tandis que la frise chronologique fait procéder la grande Histoire de la petite, celle des comtes, des ducs, des rois et des empereurs. Le coup de génie de CK 3 tient à sa manière de relier ensemble territoires et Histoire par cette figure centrale du suzerain : en associant chaque bout d’espace au personnage qui le dirige, le jeu fait de sa carte l’affleurement visible des interactions des seigneurs, dans un jeu social permanent que l’on sent bouillonner sous les mouvements des frontières et des troupes de toute une tempête d’intentions et d’affectations très humaines (une guerre « visible » cachera souvent une brouille préalable). Plus que la carte elle-même, c’est vraiment cet espace social sous-jacent, ce réseau de bons et mauvais rapports entre les grands de ce monde qui constitue notre matière ludique : CK3 fait découler la gestion des territoires d’une grande palette d’actions impliquant notre relation aux autres – les suzerains, nos vassaux, notre cour, nos enfants – et dont les effets se mesurent sur la carte comme dans le continuum historique. Voilà ce qu’il y a de génial dans Crusader Kings 3 : c’est cette manière qu’il a de présenter l’Histoire comme une grande chaîne causale qui nous est donnée à diriger, ou au moins essayer, avec notre suzerain comme volant, par l’entremise très imparfaite et pas toujours bien prévisible de ses choix et actions – de son mariage, ses alliances, ses guerres, ses complots… -.

Un des premiers effets étonnants et fascinant de ce fonctionnement, c’est qu’il montre l’Histoire comme une « simple » caisse de résonance des affaires des puissants et de leurs états d’âme, que le jeu traduit, astucieusement, en traits psychologiques et en jauge de stress, associés à des buffs et débuffs. C’est aussi ce qui rend le jeu si jouissif à pratiquer : puisqu’on y contrôle un suzerain, nos choix revêtent la plupart du temps une importance littéralement historique. On le constate en voyant comment de simples petites causes peuvent créer d’énormes effets, comme lorsqu’une enquête révélant le secret d’un rival permet de l’obliger à devenir notre vassal, et d’annexer son territoire sans la moindre bataille ; ou lorsque le placement d’un enfant dans un mariage quelconque à l’autre bout du globe débouche, des décennies plus tard et sans notre intervention, sur la fondation d’une nouvelle ligne de rois, un véritable jackpot pour notre rayonnement dynastique. De telles intrications subtiles entre nos actions et leurs conséquences sont une source infinie de satisfaction au cours d’une partie.

Et le jeu a d’autant plus d’allonge que ses leviers d’inflexion de l’Histoire sont nombreux : ils comprennent les guerres, un conseil de « ministres » que l’on pourra mettre au charbon sur divers dossiers (les impôts, les levées d’armées, des complots…), notre relation avec les vassaux manipulables en leur attribuant des titres, mais aussi sur un plan plus personnel, les mariages de notre dynastie, nos manœuvres de séduction et autres complots d’assassinats visant des opposants comme des proches  – car tout est permis dans CK 3, même le plus pire -. Zoomons sur le mariage, essentiel parce qu’assurant notre descendance et notre prochain personnage jouable : au-delà des alliances qu’il permet de nouer, il ouvre sur une délicieuse pratique eugéniste par sélection de l’époux ou épouse selon ses traits génétiques, dans l’espoir d’en faire hériter ses enfants et d’optimiser les traits de toute sa dynastie. En revers, il ouvre aussi sur l’épineux problème de l’héritage : s’il est essentiel de se garantir au moins un héritier, il faudra veiller à ne pas en avoir trop sous peine de voir son territoire découpé en autant de morceaux que l’on aura d’enfants… à moins d’avoir pris ses dispositions au préalable, allant du divorce juste après le premier né – option douce – jusqu’au complot d’assassinat visant les héritiers gênants.

Cet acte d’une suprême cruauté, aux côtés des nombreux autres possibles, met en lumière la tension que le jeu excelle à faire ressentir entre une approche purement froide et tactique, et l’immersion « rôliste » que l’on ne peut s’empêcher d’éprouver ainsi plongé dans le contexte social d’un roi. On a par exemple eu toutes les peines du monde à jouer ce sympathique seigneur disposant du trait « timide », source chez lui de grandes montées de stress et de fréquents « effondrements mentaux » causant à leur tour des traits négatifs susceptibles de le rendre ingérable. La mort dans l’âme, et après la déconvenue de trop, on a fini par faire abdiquer bien avant sa mort ce personnage défait non par la maladie, mais par la seule pression sociale liée à de banals évènements comme des banquets, pour le faire succéder par un fils bien trop jeune, fragilisé d’entrée par le désaveu populaire et le désamour de vassaux qui, bien entendu, en ont profité pour noyer nos moteurs de croissances – les impôts, les armées… –.

Un autre volet passionnant de CK 3 qu’il nous faut évoquer, c’est la conquête de territoires, qui impliquent des approches très variables selon les cas pratiques rencontrés. L’attaque d’un royaume tout entier n’étant possible qu’une fois par règne, il faudra sans cesse échafauder des alternatives plus ou moins acrobatiques pour étendre nos frontières, en fonction de la taille du territoire convoité ou de son enchevêtrement spécifique dans d’autres territoires plus grands : vaudra-t-il mieux grignoter un pays comté par comté, à coup de petites revendications locales ? Ou bien tenter des options douces à coup de mariages ou complots, que l’on paiera souvent par une attente plus longue ? Ce qui compte ici, c’est qu’il y a toujours plus d’une façon de résoudre un même problème, les plus finauds pouvant même se montrer créatif en tirant profit de ficelles « expertes », comme la manipulation de chaînes d’héritages, les réformes législatives ou d’habiles jeux de transferts de titres, qui peuvent atteindre des sommets de complexité.

Mais la plus grande prouesse du jeu, on y revient, c’est encore la suivante : par sa manière de digérer quantité de données allant des lois féodales aux valeurs religieuses, et de les traduire en systèmes fonctionnant ensemble, CK3 devient cette prodigieuse machine à produire des évènements à teneur de vraie Histoire, qui lui font dépasser le statut de « simple » jeu de stratégie. Cet effet d’un contexte crédible et précis nous immerge efficacement à hauteur de suzerains, au point de nous contaminer par les mêmes obsessions qu’eux et, plus étonnant encore, de nous faire adopter « naturellement » certaines de leurs décisions connues comme de vrais faits historiques par pure logique de jeu, comme en ce début de partie chez les Vikings où l’on s’est mis à raider l’Europe pour conforter notre assise pécuniaire. Alors, certes, il faut d’abord franchir une première marche abrupte avant d’y évoluer avec aisance – le tutoriel sait heureusement clarifier l’essentiel – ; mais le mélange de satisfactions tactiques et de plaisir rôliste où nos parties ne tardent pas à nous plonger par la suite valent largement ces premiers efforts demandés par CK3, sans emphase, l’un des meilleurs jeux de stratégie auxquels on ait joué.

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  • Quantité de données brillament traduites en mécaniques interconnectées
  • L'immersion forte : le jeu fait se sentir au cœur d'un continuum crédible d'évènements historiques
  • Les intrications subtiles entre nos "petites" actions et leurs conséquences à l'échelle de l'Histoire
  • La liberté totale de déterminer par soi-même le cours de sa partie
  • Interface digeste et réalisation visuellement soignée
-
  • Il faut avoir le temps de s'y mettre
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Écrit par
Administrateur du site Etoile et champignon. Passionné par les jeux vidéo.

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