Critique de Demon’s Souls : le vrai goût de l’aventure

Il nous a fallu onze ans pour lancer Demon’s Souls, sorti en 2009 sur PS3, mais notre amour tardif pour les « jeux d’après » de From Software a fini par nous le rendre inévitable : il était devenu impérieux de remonter à la source, ne serait-ce que pour plonger une dernière fois (avant le futur Elden Ring) dans le grand bain de stress et d’intense concentration qui nous a rendu les Soulsborne si fascinants. Quelle impression laisse-t-il à celui qui le découvre si tard, et après tant de jeux passés à raffiner sa formule ? S’il a forcément vieilli, ce qui prévaut reste l’étonnement face à des environnement déjà très aboutis sur le plan visuel et structurel, et face au caractère follement expérimental d’un game-design qui tentait des choses à contre-courant de tout ce que la pratique a imposé depuis comme des standards (d’accessibilité, de difficulté), accouchant d’une étrangeté qui rend ce galop d’essai d’autant plus mémorable.

Inévitablement, Demon’s Souls trahit son âge sur le plan technique : ses temps de chargements sont trop longs pour un jeu qui nous fait mourir à répétition, et son frame-rate descend fréquemment sous un seuil acceptable. Pour le joueur d’aujourd’hui, l’action paraîtra nécessairement moins vive et réactive que dans les standards actuels, et les combats de boss en prennent un coup de vieux : si tous sont affectés par cette rigidité, le constat vaut particulièrement pour les « gros bibendum », qui se meuvent avec une extrême lenteur et dont les attaques sont téléphonées dix minutes à l’avance. Leurs modèles 3D ne sont en outre pas toujours inspirés, et sont forcément moins précis, moins travaillés que dans Dark Souls. Dernier marqueur de son âge, l’I.A. de ses boss se rate régulièrement dans le pathfinding, cause de comportements imprévisibles qui s’apparentent à des sautes d’humeur, rendant deux ou trois pics de difficulté difficiles à dompter (les Anthropophages, on pense à vous).

Si ces quelques rudesses ne manquent pas de faire pester en 2020 (et devaient déjà agacer à sa sortie), on vous prie de croire que rien de tout cela n’a suffit à rogner notre plaisir de jeu, ni ce qu’il a gardé d’essentiel, à savoir, un goût pour l’aventure « rôliste », rappelant l’esprit des premiers Livres dont vous Êtes le Héros, et un sens de la surprise nourrie par des trouvailles ludiques et autres instants magiques. En dépit de leur limite, les boss y figurent en bonne place : tous ou presque demandent de rentrer dans une autre logique que celle de l’action, et poussent à expérimenter des tactiques de traverses, comme ce colossal Chevalier de la Tour qui pourra sembler intuable jusqu’à ce que l’on découvre son talon d’Achille, dans un « eureka » jouissif. L’inoubliable combat contre Astrée est un autre temps fort : nichée au fond d’une caverne, ce démon aux airs de sainte commence par déléguer son combat à un garde du corps, puis tente d’arrêter nos coups en suppliant de la laisser vivre, dans un moment tragique renforcée par une mélodie aux boucles lancinantes. Quant au dernier combat contre le Vieux Roi Allant, il préfigure toute une lignée de grands boss « épéistes » aux schémas explosifs et exigeants, et assure au jeu une belle et digne sortie.

Qu’en est-il de la difficulté ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que la réputation de Demon’s Souls n’est pas usurpée : on n’est jamais mort aussi souvent au début d’un jeu From Software, chacune de nos erreurs se voyant immédiatement punie et le manque de « nervosité » du gameplay n’assurant aucun filet de sécurité via l’esquive. Sur les premières heures, chaque ennemi se vit comme une boule d’épines à approcher avec le plus grand soin, obligeant à pondérer chaque passage à l’offensive et à redoubler de tactique, autour des grands commandements de l’action : « la première attaque de l’ennemi tu appâteras ; la fenêtre de contres tu saisiras ; le nombre de coups tu limiteras pour ne pas vider ta jauge d’endurance et pouvoir placer une roulade si besoin ». Pour nous qui n’avions jamais pratiqué la parade avant Sekiro – parade qui, rappelons-le, est une forme de contre dépendant d’un timing risqué dans les Souls -, le danger de confrontations prolongées nous a poussé à l’intégrer dans notre arsenal dès les tous premiers pas, tout comme le coup dans le dos qui n’a jamais été aussi important, les deux outils se révélant source de grandes satisfactions une fois leur emploi maîtrisé.

À cette approche sans concession s’ajoutent des choix de design contre-intuitifs, qui contribuent à rendre le jeu plus difficile, plus opaque et, d’une certaine manière, plus insondable et fascinant. Outre la possibilité de tuer des PNJ essentiels, devenue marque de fabrique dans les Soulsborne et qui faisait ici ses débuts, le jeu prend l’option osée de sanctionner toute première mort d’un double malus : une réduction de moitié de notre barre de vie et une légère augmentation de la puissance des ennemis, augmentant la pression sur nos épaules plutôt que de la baisser, comme le feraient 99% des autres jeux. Autre étrangeté, les effets toxiques remplissent une jauge (de poison, de maladie ou de peste) qui ne s’affiche pas à l’écran, nous laissant jouer à l’aveugle des bouts de niveaux déjà bien oppressants par leurs autres menaces – From Soft rétro-pédalera sur ce point en affichant les-dites jauges à partir de Dark Souls -. Heureuses ou non, toutes ces idées disent au moins une chose réjouissante : la liberté d’une équipe de développement que personne n’attendait au tournant (Demon’s Souls a été un hit surprise), et qui s’est ici approchée plus près que jamais du frisson d’une aventure où chaque nouveau pas peut receler un piège, une surprise née d’options de design follement inconventionelles, et où le joueur peut choisir librement, sans contrainte, sa prochaine destination : éclatée en cinq mondes subdivisés en 3 ou 4 portions, la progression s’affranchit réellement de toute logique linéaire pour se laisser guider par notre seule curiosité.

Il faut dire que le world design était déjà excellent, respectant de réelles logiques de lieux (les châteaux ressemblent à de vrais chateaux), et que From Soft n’a pas attendu Dark Souls pour offrir ces panoramas comme autant de promesses d’explorations : Demon’s Souls installait déjà cette fabuleuse idée – inspirée par Ico ? – selon laquelle tout ce qui s’offre au regard, hors l’image de fond, deviendra bientôt un lieu concret et visitable, avec pour double effet de nourrir notre imagination et de renforcer la consistance de ses mondes. Chacune de ses cinq régions se présente comme une aventure au climat bien distinct, une plongée sans retour dans la profondeur d’un décor (vers l’horizon, vers le centre de la Terre) : l’exploration de la montagne de Rochecroc part de son flanc, se prolonge par ses galeries minières et se conclut sur un lac de lave  ; celle du Val Fongeux découvre d’autres abîmes plus humides et poisseux, passant de sombres marais en cavernes occultes. Avec le grandiose château de Boletaria (monde 1), prototype de tous les châteaux à venir dans les Soulsborne, Demon’s Souls tient l’une de ses meilleures zones, véritable plongée dans un Moyen-Âge en pierres lourdes, avec ses ponts suspendus, ses tours crénelées et ses hautes murailles survolées de dragons, dans une atmosphère de Dark Fantasy qui ne dépareillerait pas dans le manga Berserk.

Mais le point culminant du jeu est encore sa Tour de Latria (monde 3), angoissante prison à l’architecture singulière, baignée des cris de prisonniers, d’un chant sinistre et des tintements des cloches de gardiens à tête de pieuvre, arpentant le niveau tels les monstres d’un cauchemar lovecraftien. Dans ce sommet d’angoisse larvée, la couture avec Bloodborne est évidente, et fait tomber l’idée d’un jeu qui aurait été esthétiquement limité par ses contraintes techniques ou la fraîcheur de son équipe de développement : non content d’esquisser nombre d’idées ludiques et de niveaux qui seront raffinés dans les jeux à venir, Demon’s Souls regorgeait déjà de moments parfaitement accomplis et d’une inoubliable étrangeté de fond, qui valent simplement pour eux même et méritent que l’on y revienne, même après tout ce temps.

+
  • Cinq mondes fascinants à explorer, construits comme autant de plongées aventureuses
  • Une approche malicieuse de la difficulté, qui fait peser une grande tension sur chaque pas, chaque tournant
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  • La rigidité d'un système de combat qui commence à dater
  • Des scories techniques potentiellement frustrantes (temps de chargements, frame-rate)
  • Le design des boss, inégal et pas encore affirmé
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Écrit par
Administrateur du site Etoile et champignon. Passionné par les jeux vidéo.

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