Critique de Device 6 : le jeu d’énigme réinventé

Critique publiée par Benoît le 30/01/2014 sur Apps-and-play.com, site d’actualités et de tests sur les jeux mobiles en activité en 2014 et 2015.

Il arrive parfois qu’un jeu étrange débarque de nulle part sur iOS et réinvente son genre sans crier gare : le génial puzzle game Device 6 est incontestablement de ceux-ci. Si sa nomination dans quatre catégories à l’IGF 2014, dont celle du meilleur jeu indépendant, nous mettait la puce à l’oreille sur ses qualités, le titre de Simogo (Year Walk) n’a pourtant pas l’air d’un puzzle game et ne ressemble pas même à un jeu, mais plutôt à un ebook ou une nouvelle interactive. Les apparences sont trompeuses : au terme des 3 heures que dure son histoire, il se révèle l’une des expériences les plus intelligentes et stimulantes jamais sorties sur iOS.

Un jeu sous le texte

Pendant les premières minutes de « jeu », Device 6 ne se distingue presque en rien d’un ebook : aucun décor à parcourir en cliquant sur l’écran, aucune illustration si ce n’est une poignée de photomontages, on se borne à y scroller un texte (bien écrit) racontant une curieuse histoire : celle d’une jeune femme, Anna, se réveillant dans un étrange château sur une île abandonnée, tentant de s’échapper pour rejoindre la civilisation. Puis vient une première surprise : tandis qu’elle s’élance dans un étroit corridor, le texte bascule à angle droit, épousant la forme même du couloir. La mise en page ne sera plus jamais classique, modelant lignes et paragraphes en autant de formes épousant les contours du décor qu’ils décrivent – texte en pavé pour une pièce, décalé ligne à ligne pour un escalier, texte en colimaçon ou en ascenseur, descendant de lui-même –.

C’est la première idée géniale de Device 6 : le texte lu est en même temps, par sa forme, le décor que l’on explore en scrollant. On se questionne un temps sur l’intérêt profond de la démarche, où même si l’on est bien dans un jeu puisqu’il ne s’agit encore que de lire… avant que ne surgisse un autre coup de génie : de curiosités en bizarreries, Anna tombe sur une porte fermée à clé… et le joueur, sur une impasse de texte. C’est le choc : plus rien à lire, plus de texte à faire défiler, la séquence ebook s’arrête net pour céder la place, en une bascule brutale, au jeu lui-même. Le rapport au texte change alors du tout au tout : de lecteur passif, il faut devenir enquêteur, scruter les illustrations à la recherche d’indice puis revenir aux quelques images interactives – en fait de vraies énigmes – afin de débloquer la situation.

Invention formelle et ludique permanente

Pourquoi se retrouve-t-on, perdu, sur un îlot abandonné ? Que signifient ces messages pré-enregistrés, ces systèmes de surveillance et ces ours empaillés ? Qui est cet homme au chapeau melon qui semble nous filer à la trace ? Difficile, voire impossible, de décrire plus précisément l’expérience ludique, sans en dévoiler d’avantage sur cette passionnante histoire mêlant S.F. et paranoïa. On ajoutera juste que les énigmes, plutôt ardues, seront de redoutables chauffe-méninges requérant d’écouter attentivement chaque son puis d’user progressivement d’astuces en tout genre (lire un texte inversé dans un miroir, faire des croquis sur un calepin, on en passe).

On soulignera en outre l’inventivité constante de la mise en page (on pourrait même dire de la mise en scène – l’excellent traitement sonore et musical contribuent grandement à l’étrangeté générale) : textes parallèles figurant la pensée du personnage, schémas techniques annotés représentant d’étranges machines (les fameux devices du titre), tout contribue à creuser le récit de mystère, à l’incarner un peu plus – voir ce passage où le texte disparait sous une page noire lorsque l’on pénètre dans une pièce obscure –. Pour être élégante et racée, cette mise en page est aussi malicieuse, obligeant le joueur à tourner son iPad dans tous les sens pour suivre les circonvolutions de ses couloirs et chemins, comme on manipulerait une carte.

Autre exemple de cet esprit de malice : chacun des 6 chapitres se conclut par un questionnaire plein d’ironie sur les valeurs phares de l’industrie vidéoludique : « Notez la production value du jeu » ; « Trouvez vous le niveau d’interactivité satisfaisant ? »… autant de traits d’esprit en forme d’auto-commentaire, qui terminent d’élever Device 6 au rang des expériences interactives les plus mémorables de 2013 (aux côtés, par exemple, du fabuleux Antichamber sur PC). Seules réserves : sa radicalité formelle ne séduira pas tout le monde – qu’on se le dise –, et son texte, en anglais uniquement, le rendra simplement inaccessible aux joueurs qui ne maîtrisent pas la langue.

Conclusion

Voir débarquer un titre indé aussi génial et inventif que ce Device 6 sur iOS était improbable, les jeux de cette trempe se réservant le plus souvent aux PC/consoles ; et pourtant le voici, petit jeu fauché ne payant pas de mine, mais réinventant avec classe et malice la forme même du puzzle game, par son approche formelle recelant nombre d’idées surprenantes. eBook multimédia aux apparences trompeuse, Device 6 réussit une symbiose parfaite entre le fond (une narration captivante et originale) et la forme (jeu de piste et d’énigmes taillé pour les écrans tactiles), et fait figure d’indispensable pour les joueurs curieux d’expériences inédites… pour peu qu’ils soient à l’aise en anglais.

+
  • Histoire captivante et bien écrite
  • Réinvention formelle du puzzle-game
  • Énigmes complexes et stimulantes
-
  • Un poil court
  • Maîtrise de l'anglais obligatoire
9
Écrit par
Administrateur du site Etoile et champignon. Passionné par les jeux vidéo.

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