Tout en reprenant les codes du jeu d’action-aventure en monde ouvert, Ghost of Tsushima laisse le souvenir d’un jeu plus « pur », pour ainsi dire mieux senti que la concurrence. Quand cette dernière a tendance à s’éparpiller, accumulant une diversité ludique épuisante comme s’il fallait être tout à la fois pour séduire tout le monde, le dernier né du studio Sucker Punch préfère se concentrer sur des intentions précises et resserrées : des missions poignantes sur le fond d’une Histoire fantasmée du Japon médiéval, et des paysages illustrant un autre fantasme, celui du Japon des estampes restitué dans de belles compositions paysagères. Si l’expérience n’est pas exempte de défauts, notamment sur les contenus annexes qui peuvent finir par ennuyer par leur répétivité, Ghost of Tsushima n’en suscite pas moins une émotion constante tant par son bord narratif que par son obsession du panorama renversant.
Habitués que nous sommes à traverser des triples-A dans l’indifférence pour leurs histoires, celles de Ghost of Tsushima nous ont surprises par leur consistance et leur accord subtil avec le thème du jeu : chaque quête secondaire est l’occasion d’évoquer un aspect du Japon féodal par le bord du cliché – le code moral des Samouraï, la relation du maître à son élève, la vie quotidienne des moines bouddhistes, la collaboration avec l’ennemi envahisseur… -, sans pour autant tomber dans la caricature. Les enjeux et personnages dénotent, sinon d’une connaissance fine de l’Histoire (on laissera aux spécialistes le soin d’en juger), au moins d’une volonté de coller au maximum au climat culturel et social de la période investie, avec sa société de paysans inféodés à des seigneurs-samouraïs locaux, cohabitant de façon plus ou moins pacifiques, mais aussi ses bandits de grand chemin et autres mercenaires vendant leurs services au plus offrant : cette imprégnation culturelle des récits surprend agréablement venant d’une grosse production américaine, et tient à la fois d’histoires bien renseignées, et d’un remarquable art du dosage des réactions des personnages et des drames noués par le scénario.
La narration semble ici tout sauf une arrière-pensée, qui aurait été couturée après coup sur des séquences jouables pour les « enrober » a posteriori : l’intention narrative est au contraire au premier plan, notamment lors des séries de quêtes développant l’histoire d’un personnage en particulier, dont les meilleures confinent à l’excellence : on pense à celle du vieux maître archer, que l’on accompagne dans sa poursuite d’une ancienne élève devenue renégate ; ou encore à ce très beau moment de la promenade en compagnie de notre ancienne nourrice, autour d’un lac bordé de cimetières qui font remonter les souvenirs heureux et tragiques du clan Sakaï.
Et si les missions principales, racontant l’histoire simple et directe de la reconquête d’une île envahie par les mongoles, ne se départissent pas d’un schématisme un peu répétitif (on recrute des alliés, on attaque le château final), les histoires individuelles qui s’y nouent, notamment celle de Yuna et de son frère, atteignent des sommets dramatiques dont l’intensité désarçonne. La fin de l’acte 2, notamment, est un grand moment d’écriture interactive, articulant une série événements incroyablement tendus à des phases de jeu où l’on reprend la main gonflés d’émotion, notre action devenant alors l’écho immédiat de ce à quoi notre personnage vient d’assister. Rares sont les « gros » jeux qui savent entretenir un dialogue si serré entre leur scénario et leurs phases jouables, et à ce titre, la conclusion de l’histoire ne déçoit pas sur le plan de l’intensité.
Cette couture réussie entre le ludique et du narratif tient aussi à une approche de l’action propice à l’émergence de scènes visuellement saisissantes, où notre personnage aborde chaque affrontement comme une série de duels à conclure le plus rapidement et explosivement possible, y compris contre de nombreux ennemis : on se retrouve comme « aimanté » vers l’un de nos adversaires (par défaut, le plus proche ou celui qui attaque), dans l’attente du déclenchement de son coup pour lui opposer une jouissive parade et le punir d’un contre mortel. L’absence d’interface visuelle et l’excellente articulation des animations facilitent en outre la lecture d’une action séquencée de façon limpide, en mouvements nets et tranchants comme dans les scènes d’actions d’un film d’Akira Kurosawa.
L’autre enjeu de Ghost of Tsushima, ce sont ses sublimes paysages compilant tous les attributs d’une nature japonaise fantasmée, empruntant au printemps ses cerisiers en fleurs et à l’automne ses feuillages mordorés. Sur l’ensemble de l’île sauf la dernière région, un peu moins inspirée, les lieux époustouflant se succèdent, des champs de fleurs rouge vif aux prairies dont le moindre brin d’herbe est représenté et animé, en passant par les lignes de côte spectaculaires. Il faut dire le rôle de la lumière dans la beauté de ces cadres, sublimant tout ce qu’elle touche lors d’aubes ou de crépuscules étirés dans le temps, comme pour prolonger leur état de grâce visuelle. Étonnamment, le jeu reste assez peu concerné par le détail : ses textures s’approchent de purs aplats, et les objets décoratifs restent peu nombreux en intérieur ; ce qui compte avant tout, c’est d’accentuer l’impression des couleurs et des mouvements de la nature, par la réduction du décor aux seuls détails nécessaires à l’effet recherché : celui d’être plongé dans un monde bruissant et ondulant à perte de vue, comme au milieu d’une grande mer végétale.
Signe de ses intentions esthétiques bien comprises, le jeu redouble d’astuce pour rediriger sans cesse notre regard vers son paysage, en se passant presque totalement d’interface : en l’absence de GPS, le joueur doit par exemple jouer de la flûte pour faire souffler le vent sur les plaines et suivre sa direction vers le prochain objectif. D’autres moments nous invitent à scruter ses paysages, à nous y plonger par le regard pour nous en imprégner totalement : outre l’ « observation tactique » visant à repérer les failles des camps ennemis, citons la belle idée des haïkus à composer, qui articulent notre regard, le paysage et l’émotion qui en découle, de manière limpide. Lors de ces phases, les détails d’un panorama dévoilent des vers à associer en tercet pour composer un court poème, évoquant notre émotion du moment ou une réflexion suspendue. Si l’idée de ces haïkus nous séduit tant, c’est parce qu’elle est à la fois inutile dans le champ de l’efficacité ludique, au nom de quoi elle aurait sans doute été rejetée par un autre studio, et qu’elle est en même temps très puissante dans sa manière de prolonger le mélange de contemplation et d’introspection que le jeu excelle à installer par ses paysages. En contaminant ainsi le rythme guerrier de l’action par ces pauses méditatives, l’idée des haïkus, en apparence mineure, révèle l’essence de Ghost of Tsushima, un jeu plus concerné par la beauté et l’expressivité de son monde, propice à la rêverie solitaire, que par la récitation exhaustive et mécanique des codes du blockbuster d’action.