Bien qu’il n’ait pas rencontré le succès qu’il mérite avec les fabuleux Dishonored 2 et Prey, Arkane reste l’un des « gros » studios les plus intéressants du moment de par son insistance dans le genre exigeant de l’immersive sim – lequel met l’accent sur une action ouvrant au maximum le champs des possibles au sein de niveaux ouverts -. Si l’on parle d’insistance, c’est que cette vision du game-design, impliquant fortement le joueur dans sa partie, n’a pas le vent en poupe chez les acteurs majeurs de l’industrie qui lui préfèrent souvent des jeux aux cheminements canalisés, bombardés de spectacles scriptés. Refusant une nouvelle fois de penser son joueur comme un incapable qu’il faudrait constamment tenir par la main, Arkane préfère nourrir avec Deathloop un nouveau « projet de cœur » teinté d’immersive sim, au risque d’un nouvel insuccès eu égard à ses principes (fictionnels comme ludiques) difficile à appréhender.
Dans Deathloop, le joueur incarne une sorte de tueur amnésique, bloqué dans une même journée qui se relance à l’infini. Il se découvre traqué par une armée de soldats à la dégaine carnavalesque, et prisonnier d’une île sous l’égide de sept boss disposant de super-pouvoirs et trônant chacun sur leur domaine (une scientifique sur son labo, un musicien sur son bar souterrain, etc…). Pour casser la boucle temporelle et finir le jeu, il lui faudra tuer l’ensemble de ces boss en une même journée, une tâche qui relève de l’énigme : comment rassembler les sept cibles majeures en seulement quatre temps d’explorations dans quatre niveaux (matin, midi, après-midi et soir) avant que la journée ne s’achève ? La solution consistera en une boucle parfaite, une séquence d’actions optimales à accomplir que l’on ne découvrira qu’au terme de plusieurs enquêtes filées sur un grand nombre de boucles. Voilà qui fait beaucoup de concepts à saisir, sans parler de tous les systèmes qui s’ajoutent et contribuent à une première impression de jeu indigeste, difficile à pénétrer. Pour tout vous dire, on est resté sur le seuil de notre partie pendant plusieurs heures avant de sentir poindre un élan de jeu.
S’il est une chose qui fonctionne immédiatement dans Deathloop, c’est son « noyau d’action », qui profite de toute l’expérience acquise par Arkane en la matière : que l’on tire ou que l’on tranche, à pas de loup ou dans l’ivresse de parcours sprintés-sautés de toits en ruelles, les sensations de jeu sont immédiatement jouissives : comme dans les Dishonored, les phases et les rythmes distincts s’enchaînent avec une fluidité et une qualité d’animation telles que l’on finit par les pratiquer juste pour le plaisir de les éprouver à répétition, pour la beauté du geste – signe qui ne trompe pas, le jeu est impressionnant à voir joué par un expert.
L’autre évident point fort de Deathloop est son level-design qui, comme toujours chez Arkane, sait marier une proposition esthétique ambitieuse (mix d’un monde d’espions kitsch et d’une déco pop et post-morderne) aux besoins d’un gameplay de déplacement tout puissant. En pratique, l’ouverture des niveaux impressionne : modérés par la taille mais très denses en voies praticables, ils connectent de mille façons les espaces extérieurs et intérieurs, permettant de circuler exactement comme on le souhaite, presque sans y penser, de façon « réflexe » : dans une séquence typique à Updaam, une course sur les toits peut ainsi déboucher sur une traversée d’appartement puis sur un retour à l’extérieur, dans un même geste. On apprécie en outre la façon qu’a le décor typiquement « arkanien » de se dresser devant le joueur comme un défi exploratoire, une sorte d’énigme purement motrice, notamment lors des phases d’approche des sept cibles, retranchées dans leur quartiers surprotégés, comme à l’intérieur d’une boite vérouillée qu’il s’agirait de retourner dans tous les sens pour trouver le début d’une ouverture praticable. Rares sont les jeux qui font dialoguer de façon si serrée leur gameplay de déplacement et leur environnement, conçu comme un grand ensembles de chemins possibles, à éprouver dans la pratique.
Il n’en reste pas moins que Deathloop est un jeu difficile à pénétrer : les premières heures nous bombardent de systèmes et principes à intégrer, d’une façon que l’on peut trouver excessive. On a nous même été tenté de lâcher l’affaire au bout de quelques heures, ne sachant toujours pas où le jeu voulait en venir. Première complication : le monde est morcelé en quatre quartiers variants eux-mêmes selon quatre créneaux horaires, impliquant non seulement de connaître chaque niveau de fond en comble, mais aussi de les connaître dans leurs quatre itérations (des portes ouvertes le matin seront fermées le midi, des ennemis auront déserté un endroit où s’y seront amassés). On a d’abord craint devoir gérer notre propre prise de note, faite de petits bouts d’infos dans tous les sens, avant de comprendre qu’un menu d’enquête enregistreait automatiquement toutes les données nécessaires, et pointait même vers les objectifs en cours (indiquant très clairement où se rendre et à quel moment, pour poursuivre telle enquête ou tuer tel boss). Cette complexité-là se dompte donc : on finit même par se laisser porter, ce suivi des enquêtes faisant le travail pour nous… chose à la fois confortable et perverse, puisqu’elle nous désimplique un peu de la compréhension de son monde. Sans doute était-ce le prix à payer pour conserver la complexité structurelle du jeu, tout en s’assurant qu’il reste jouable…
Une autre difficulté, assez désespérante au départ, tient à ce que chaque reboot entraine la perte des objets lootés mais non enregistrés, qu’il s’agisse des armes (de qualité et de rareté variables), des super-pouvoirs ou des modificateurs divers, dont le fonctionnement se sur-ajoute à la complexité du jeu. Il est donc nécessaire de comprendre au plus vite non seulement l’utilité spécifique de chaque objet (pour savoir s’il mérite d’être gardé), mais aussi comment fonctionne ce système d’« enregistrement », qui s’achète via une ressource à récupérer sur les boss tués ou sur des objets scintillants dans le décor – et ajoute un principe à comprendre -. Ici aussi, Akrane paye le prix d’une ludification tous azimuts (pour s’assurer que l’on ne s’ennuie pas ?) par une complexité dont on se demande initialement si elle est bien nécessaire. Le fait que l’on parvienne à entrer dans le jeu donne sans doute raison au studio au final… Mais l’on préférera tout de même un game-design sachant trouver des moyens simples et élégants pour accoucher d’une proposition ludique.
Reste un dernier « problème » : les parties se présentent d’abord comme hyper-morcelées. Il est fréquent que l’on doive entrer et sortir d’un niveau en moins de 5 minutes, juste pour y chopper un bidule ou une info à utiliser ailleurs et faire avancer une quête. Dans les premières heures, on a souvent regretté que les séries d’objectifs ne soient pas plus longues à l’intérieur d’un même district, et qu’elles n’entrainent pas de véritables plongées dans la profondeur des structures – ce qui fait dire à certains que Deathloop n’est pas une vraie « immersive sim » -. Bref, on a d’abord craint de ne jamais réussir à pénétrer sous la surface du jeu, jusqu’à trouver une sorte d’élan : des choses découvertes ici où là se sont mises à motiver l’entrée dans la journée d’après pour y tester de nouvelles choses. On venait de récupérer le pouvoir d’invisibilité ou celui de la téléportation ? C’était alors tout un champ de possibles qui s’ouvrait, comme dans les hangars de la Baie de Karl, ou dans le bunker du Rocher de Fristad, où se calfeutrent des boss bien retors que l’on allait maintenant pouvoir dénicher. L’élan de jeu est ainsi constamment nourri de nouvelles pistes (des codes secrets à entrer, de nouvelles séquences d’actions permettant de gagner de zones inaccesibles), ouvrant des perspectives ludiques, débloquant parfois tout un pan de niveau – et alors, quelle récompense !-. Sitôt cet élan né et nourri, la sortie d’un district ou la fin d’un cycle ne signifient plus une stricte cassure de rythme, mais simplement la fin d’une étape vers la suivante, que l’on franchit d’un geste, gonflé à bloc, motivé par des intentions de jeu très précises, qui forment le véritable liant d’une partie. Toutes les séquences, même les plus courtes, finissent ainsi par s’articuler organiquement en un ensemble cohérent, plein d’allant, rassemblé sous de grands objectifs qui augmentent chaque fois un peu plus notre emprise pratique sur le monde et ses habitants. C’est finalement là le plaisir propre à Deathloop : celui de notre lente ascension d’une position initiale de passivité, d’où l’on subissait encore ses logiques surplombantes, à une position finale de Dieu-joueur destructeur et omniscient, capable d’aller partout, de modifier le cours des choses et de neutraliser tout le monde à l’envi. Tout compte fait, pour toutes ses lourdeurs et rudesses initiales, ce jeu-là qui finit par arriver en valait la chandelle.