Le jeu indé Unpacking nous tiraille dans deux directions opposées : d’un côté, on aime sa brillante idée de game-design et la qualité de son exécution ; de l’autre, on trouve son imaginaire limité et agaçant. Unpacking s’apparente à un « jeu de rangement » , une sorte de dérivé de Tetris où le joueur doit caser non pas des briques, mais les objets les plus divers (vêtements, parapluie, vaisselle…) dans leurs bons espaces (placard de chambre, étagère de cuisine, etc…) en les réorientant si besoin. C’est aussi un jeu à forte composante narrative, dont les chapitres évoquent la vie d’un personnage principal par ces grandes étapes que sont les emménagements successifs. Chaque niveau nous fait jouer un nouveau déballage de cartons, de sa chambre d’enfant en 1997 à sa grande maison en 2019, le nombre croissant de pièces et d’objets justifiant naturellement une montée en complexité de la tâche.
On trouve l’idée excellente parce qu’elle confère à toutes nos actions une double valeur, à la fois ludique et narrative. Il y a d’abord une satisfaction « mécanique » à trouver aux objets leur juste place et les ranger de façon convenable. On apprécie d’autant plus ce gameplay qu’il n’est pas trop directif : le jeu accepte souvent plusieurs zones comme lieux de destination possible pour peu qu’ils soient logiques, et n’attend pas de placements au pixel près, laissant une marge de manœuvre assez grande pour que chacun puisse exprimer ses exigences plus ou moins maniaques et « feng shui ».
À un autre niveau, ce « jeu de rangement » fonctionne aussi comme une forme de narration par l’objet : tout ce qui passe entre nos mains vaut également comme signe de vie à interpréter pour recomposer le portrait de notre protagoniste et son évolution au fil des ans. Ses outils de dessins nous la présentent comme une artiste passionnée, dont on comprend qu’elle réussit à en faire sa carrière au moment d’accrocher les posters promouvant ses productions. Un autre « mouvement d’objets » subtil témoigne des remous de sa vie amoureuse, avec cette photo de couple à accrocher au frigo, puis à ranger dans un tiroir après la rupture – le temps du deuil amoureux -, avant son remplacement au déménagement suivant par le cliché de son nouveau couple. On avait pu sentir le problème arriver lors de l’emménagement chez ce futur-ex, qui laissait si peu de places à nos affaires que l’on avait dû ranger notre précieux diplôme sous le lit – mauvais signe ! -.
Ici comme à d’autre moments, Unpacking impressionne par la finesse de cette narration tout en ellipse et sauts déductifs : elle fait de nous une sorte d’enquêteur devant reconstituer un passé en interprétant l’implicite des objets et des habitations. Il faut dire le brio de cette idée – faire de la manip’ d’objet un vecteur de récit – tout comme il faut redire la qualité de son exécution : les objets se manipulent sans problème à la manette (on peut les orienter dans quatre directions, les poser facilement, les déplacer, les interchanger à la volée…), et sont, en outre, joliment dessinés dans un pixel-art à la fois simple et précis, lisible en toute circonstance.
Pour autant, quelque chose nous a agacé dans cette histoire, c’est sa niaiserie de fond. Tout finit par sourire à notre héroïne, qui connait une vie familiale au beau-fixe et un grand confort matériel, comme en attestent sa gigantesque maison du dernier chapitre et la longue collection d’objets à y ranger. Ne sont retenus dans ce final sensément glorieux que les signes extérieurs de son succès à tous les niveaux (personnel, professionnel), sans rien ou presque pour les contraster. Ceux d’entre nous qui sont du bon côté de la barrière sociale répondrons que « la vie est comme ça » avec ses bas puis ses hauts, qu’il est fréquent de voir son sort s’améliorer sur le plan matériel au fil d’une carrière dite « classique » – à ce titre, le jeu retracerait un parcours de vie crédible -. On arguera que les mouvements d’une histoire ne sont pas dus au hasard mais agencés pour produire des effets de sens, et que la progression dans Unpacking s’éprouve à ce titre comme une leçon de résilience stéréotypée, digne d’un programme de développement personnel : « Tenez bon dans les coups durs », semble-t-on nous dire, « croyez en vos rêves (d’artiste en l’occurrence) et tout finira par aller mieux » (comprendre : vous l’aurez vous aussi, votre cocon pavillonnaire cossu). On aurait préféré une ligne de mire plus perméable aux complexités de la vie, plus nuancée qu’un feel good niaisos dans les suburbs, d’autant plus gênant qu’il s’agit, de toute évidence, de l’horizon que se souhaitent ses concepteurs, et on le leur souhaite tout de go.
Un autre problème du récit tient à un piège inhérent à son mode de narration, consistant à raconter une « vie en progrès » à travers les possessions qu’elle amasse. La narration passant par l’objet, et le jeu choisissant de raconter le récit d’un certain type de réussite – dans le cadre d’un couple de « classe moyenne », en pays « riche » occidental (les US ou le Canada) – Unpacking n’a pas trouvé (ou pas cherché) de solutions pour éviter ce tableau final hyper consensuel, très « nord-américain », d’un bonheur uniquement familial et consumériste, croulant sous les breloques à ranger dans une maison à 10 pièces et jardin où l’ultime grand déballage de cartons tient lieu de tour de piste triomphal. C’est là un imaginaire un peu court, qui n’amène pas bien loin y compris sur le réel sur lequel il prétend s’appuyer, qui nous fait regretter que les développeurs n’aient pas employé leur excellente idée ludo-narrative à d’autres histoires, où la stricte équation « vie réussie = accroissement du confort matériel » n’aurait pas été l’horizon. En attendant ces futurs jeux qui reprendront, peut-être, cette grande idée d’une façon plus intéressante, on louera tout de même Unpacking pour ce qu’il est : un jeu relaxant au game-design remarquable.