Dans Returnal, jeu d’action exigeant mâtiné de rogue-like, on incarne une astronaute crashée sur une planète hostile, qui tente de se frayer un chemin à travers des dédales remplis de robots ennemis et de pièges, comme on tente de sortir d’un cauchemar : tel un Prométhée supplicié à l’infini, notre héroïne semble vouée à un calvaire sans fin, chacune de ses morts entrainant son retour à la vie. Parviendra-t-on à la guider hors de cette boucle infernale ?
Telle est l’intrigante toile de fond de Returnal, dans lequel on entre surtout par l’appréciation de sa beauté. Ses décors mystérieux, parmi lesquels ces temples ensevelis sous la jungle (niveau 1 et 4) ou cette giga-cité brutaliste à l’aura maléfique (niveau 3), ne laissent pas d’impressionner, tout comme ses modèles de robots à l’aspect bestial, magnifiquement animés, la plupart flottant dans les airs comme s’ils évoluaient dans l’eau, évoquant un imaginaire sous-marin vers lequel le jeu converge avec son dernier niveau aquatique, inspiré des infra-mondes abyssaux de Lovecraft.
Seulement voilà, Returnal est un jeu très malin ; cette belle façade n’est pas seulement un appât à grand public (qui s’y est cassé les dents, seulement 15% des joueurs ayant atteint sa fin), elle est aussi un leurre : on pense d’abord que l’action se situe, comme d’habitude, au niveau de cette riche matière visuelle, au niveau de ces corps robotiques dont il s’agirait de lire les animations pour se placer… mais ce plan de la « corporéité » des ennemis n’est qu’illusoirement dangereuse (sauf exception). Elle cache le vrai plan du danger, celui des boules d’énergie qui constituent l’écrasante majorité des attaques à esquiver. A ce titre, Returnal n’est pas un jeu d’action classique, un jeu de « corps à corps » qui requerrait d’esquiver des coups « physiques » de griffe et de crocs – que seuls quelques gros ennemis peuvent asséner -. Il s’agit bien plutôt d’un « bullet hell », inspiré d’un sous-genre du jeu d’action où le joueur, typiquement aux commandes d’un vaisseau spatial, doit esquiver les projectiles qui saturent l’écran de labyrinthes mouvants, dont les murs sont létaux. Ce à quoi nous invite Returnal, en somme, c’est à une forme de déclic : il nous demande de comprendre qu’une partie de son agitation physique n’est qu’une diversion, destinée à camoufler le danger de ses salves de boules fondant sur nous en motifs géométriques – des lignes, des cercles, des cônes, et autres murs de boules en expansion, à éviter autant que possible -.
Bien jouer implique donc de comprendre qu’il faut recadrer son regard sur les projectiles et reléguer les corps des créatures à l’arrière plan de sa conscience. Mais cette bascule d’un plan à l’autre (des corps aux tirs) n’est jamais gagnée une fois pour toute. A chaque nouvelle salle, le surgissement des robots et leurs déplacements tout en ondulations produisent une sorte d’hypnose, qui nous impose de remobiliser notre attention « au niveau des balles » et de faire l’effort volontaire de l’y maintenir, contre l’effet magnétique du spectacle des corps ; un effort récompensé par la sensation jouissive d’entrer « dans la zone », cette forme de concentration suprême qui sait taire le reste du monde au profit des seuls éléments requis par la survie, »zone » que seuls les jeux aux gameplays les plus justes savent susciter.
Cette justesse se joue ici dans la qualité du contrôle de notre héroïne, qui se devait d’être aussi fin et réactif que ce qu’exigeait les « enfers de bulles » en mouvement. Il est le coeur de la réussite de Returnal, ce qui fait qu’on aime tant y revenir et le pratiquer : la contrôlabilité de nos déplacements est parfaite (toute intention de déplacement peut être accomplie de manière presque « réflexe ») notamment grâce au jouissif mouvement de la « ruée », bond en avant qui permet de traverser la plupart des projectiles sans dégâts, tel un passe-muraille, pour peu qu’on le déclenche au bon moment. Ce joker de l’esquive fait du sens du timing l’une des composantes essentielles de l’action, qu’il s’agisse de franchir un mur de bulles ou l’un de ces pièges à rayon rouge qui composent les fréquents parcours d’obstacles dispersés dans les niveaux, destinés à mettre notre adresse à l’épreuve (Returnal se muant alors en pur jeu de plateforme).
On évoquait la physicalité trompeuse des affrontements, mais il reste une dimension matérielle essentielle, celle de leur « mise en espace ». Les batailles se jouent dans des salles au design réflechi, dont la topographie accidentée est sans cesse au cœur de nos préoccupations. Certaines configurations s’avèrent avantageuses, comme celles comprenant des piliers et reliefs derrière lesquels se couvrir pour laisser passer un orage de bulles ; d’autres ajoutent une source de danger supplémentaire, comme ces salles donnant sur le vide, où l’on ne manque pas de tomber une fois pris dans le feu de l’action, y perdant au passage une quantité considérables de points de vie. S’il faut d’un côté abstraire son attention des corps en mouvement pour survivre, il faudra donc aussi, de l’autre, garder bien à l’esprit la disposition des lieux pour en tirer profit et éviter leurs pièges. C’est là tout le génie sadique de Returnal : notre attention s’y trouve sans cesse tiraillée entre deux pôles opposés (les boules, le décor), impliquant un difficile exercice de balance du regard pour garder en conscience toutes les sources de péril – sans oublier le fait qu’il faut ensuite bien accomplir les déplacements-réflexes commandés par le regard -.
Tout bien considéré, la partie « shooter » du gameplay s’en trouve presque reléguée au second plan, même s’il est quand même question de « tuer des monstres » pour progresser – il ne suffit pas d’esquiver -. En la matière, l’arsenal proposé ajoute aux armes classiques quelques inventions ludiques bien pensées, dont certaines induisent une pratique spécifique : on pense à cette arme au principe astucieux dont les projectiles rebondissent sur l’ennemi et nous reviennent en boomerang, accélérant la cadence de tir quand la cible est proche. Returnal étant par ailleurs un modèle de gestion de sa difficulté et de son caractère répétitif (c’est le principe d’un die and retry), il n’oublie pas d’inclure des leviers empêchant la lassitude de s’installer et nourrissant constamment la motivation de retenter une partie. Ses mondes sont composés de façon procédurale, à base de salles sont conçues « à la main », donc toujours identiques, mais aussi assez nombreuses pour qu’on ne recroise pas les mêmes d’une partie sur l’autre, et dont les articulations, aléatoires, changent à chaque fois, ce qui renouvelle très largement l’expérience. D’une partie sur l’autre, le jeu nous fait également conserver des super-pouvoirs de franchissement (comme le grapin et le respirateur sous-marin, ouvrant de nouvelles voies), et les tirs secondaires de nos armes débloqués à l’usage, qui étayent les parties et promettent une réelle progression à la longue, même aux joueurs qui auraient l’impression de se trouver face à un mur – ça a été notre impression au niveau 3, qui nous a fait galérer -.
S’ajoute à cela un ensemble de boss excellents, où la dimension spectaculaire des déluges de bulles donne presque envie de lâcher la manette pour contempler le feu d’artifice. C’est à chaque fois le même choc esthétique : les attaques prennent des formes sidérantes, qui suscitent chez le joueur une tension intérieure entre la tentation de la passivité pour profiter du spectacle, et le « devoir-agir » pour survivre, une tension qui atteint son paroxysme dans les moments les plus beaux – qui seront aussi, idée géniale, les moments les plus dangereux, ceux où les projectiles seront les plus nombreux -. Tous les boss sont mémorables à leur façon, mais si l’on ne devait en retenir qu’un, ce serait le 4ème combat contre une sorte d’organiste aux membres filandreux, que l’on découvre de dos, martelant les touches de son clavier pour faire sortir des tubes de son orgue de sublimes mitrailles en rosaces, en croix et en pluies multicolore (souvent les trois en même temps), sur fond d’une musique sentencieuse mêlant nappes électro et mélodie funeste : un sommet du genre, qui a fini de nous convaincre que Returnal était l’un des meilleurs jeux d’action de sa génération, dont la beauté n’est pas simplement un produit d’appel mais un élément central de son design, sans cesse « (re)mise en jeu » en tant que piège du regard.