Test écrit en octobre 2010
Le contrat était clair : Obsidian, invité à remettre sur l’établi la série post-apocalyptique, n’avait pas pour mission de renouveler le concept (on ne change pas une formule qui marche). Se glissant scrupuleusement dans le costume de Bethesda, le développeur récite ses gammes sur la franchise en bon élève habitué à l’exercice de la reprise (remember Kotor 2 et Neverwinter Nights 2)… Mais il s’agit également d’un juste retour des choses, puisque ce jeu est le moment des retrouvailles entre la série et certains de ses créateurs passés depuis chez Obsidian. Le scénario est à l’avenant, situant l’action dans la continuité des deux premiers épisodes dans un esprit de retour aux sources. Dès la séquence d’intro, le joueur se retrouve dans la peau d’un « postier » survivant par miracle à son assassinat : il se lance fort logiquement à la poursuite de ses meurtriers dans une quête qui le mènera jusqu’à New Vegas, alors qu’une guerre menace d’éclater à chaque instant entre la Nouvelle République de Californie et la Légion, armée d’esclavagistes menée par un despote en puissance. Au joueur de choisir à qui iront ses faveurs… À pitch prometteur, promesses tenues ?
Avé César, ceux qui vont bugger te saluent
En longue introduction à la substantifique moelle de son récit, la première phase déçoit par son manque de tenue. La trame scénaristique fonctionne d’abord par « épisodes », chaque nouvelle ville étant l’occasion d’un ensemble de quêtes autonome et délié. Pendant les dix premières heures, on peine à sentir les articulations qui tiennent ensemble le territoire et l’histoire, le fil rouge du récit fonctionnant à demi-régime au départ… et l’on s’inquiète : les quêtes dénuées d’enjeux se suivent sans éclat, et le joueur impatient les enchaîne mécaniquement en attendant New Vegas comme une délivrance. Quand à l’interface, elle n’est pas du tout pratique à la manette et nous refait le coup de Fallout 3, point sur lequel la version PC s’en sort logiquement mieux. La réalisation de cette dernière est également moins pourrie, mais ne peux rien changer ni au moteur graphique grabataire ni à la direction artistique arthritique.
Sur le point de l’inspiration esthétique justement, Obsidian sèche complètement. Le level-design « à la truelle » fait s’étaler les plaines et vallées en coulées, et les vilaines textures rivalisent de mauvais gout. La disposition des bâtiments dans les villes laisse également un peu perplexe. En général, les décors peinent à se rassembler en « visions », malgré la belle distance de vue. Au rayon des doléances prévisibles vu l’ascendance du titre, on notera sans surprise les animations archaïques et les modélisations de personnages pas très heureuses. Si l’antique moteur graphique hérité d’Oblivion n’est d’aucune aide dans la déroute esthétique de l’ensemble, les zones deviennent cependant de plus en plus intéressantes, cohérentes et variées à mesure que le récit conquiert et peuple les marges de sa carte (des montagnes, une rivière) et qu’il investit pleinement New Vegas. Le jeu est bien inspiré de faire volte-face à l’approche de sa « capitale », car il y gagne une consistance dont il ne se départira plus.
En arrivant dans la ville du titre, laide et kitsch comme il se doit pour un lieu de perdition capitaliste, on avance en gagnant le respect et l’affection des différents groupes afin d’avoir une prise sur les décisions de leurs leaders. La réputation se gagne en réalisant des quêtes qui proposent souvent leur lot d’action, et sur ce terrain du gameplay, le jeu est impeccable. Reprenant à Fallout 3 la jouabilité FPS ou tour par tour au choix, les combats sont toujours aussi jouissifs, surtout en mode VATS auquel le jeu nous incite plutôt, que l’on choisisse de se spécialiser dans les armes à feu, les explosifs, le corps à corps ou les armes à énergie.
Progrès notable : les caractéristiques S.P.E.C.I.A.L. et les compétences deviennent prépondérantes dans le roleplay, et permettent à de nombreuses reprises de débloquer des cheminements singuliers. Il est d’autant plus plaisant de tirer parti de cet enrichissement dans les interactions que les scènes obtenues sont souvent à la hauteur en termes de qualité d’écriture et de situations : on pourra par exemple s’attacher les services d’un side-kick, ou bien débloquer les confidences tantôt croustillantes, tantôt dramatiques des personnages non joueurs peuplant notre périple. Bien souvent, c’est par ces voix de traverse que l’on accèdera en profondeur aux couches les plus passionnantes du récit, qui par ailleurs tiendra le joueur en haleine pour plus de 20 heures avec sa quête principale, et pendant une trentaine d’heures pour les complétistes, soit une durée de vie conséquente pour une galette pleine à craquer.
Au rayon des ajouts, on notera également la possibilité de fabriquer soi-même ses munitions et sa nourriture sur des ateliers de crafts, élargissant le champ de l’artisanat du précédent épisode ; mais on n’y prêtera qu’un intérêt distrait au fil du jeu tant les ressources sont pléthoriques, dans la tradition des productions Bethesda. Le jeu fait également un pas vers le gameplay de survie auquel son univers se prête de façon évidente, en proposant avec son mode Hardcore un challenge intéressant (crasse de choix : dormir ne soigne plus les points de dégâts), même s’il ne transcendera pas non plus l’expérience de jeu. Ces quelques ajouts plaqués sur la surface du jeu sont plus de l’ordre de la justification du nouvel épisode que d’un véritable progrès. On n’en tiendra pas rigueur à Obsidian, au regard de la plus belle qualité de son titre: un équilibrage remarquable entre narration et liberté d’action et de choix. A cet égard l’intelligence du développeur, c’est de s’être appuyé (plutôt que reposé) sur les forces de Fallout 3 et de son gameplay éprouvé pour se consacrer surtout à l’écriture d’une histoire unique en langage « jeu vidéo ».
Quand le récit n’est plus une expérience vécue par procuration
La qualité de son gameplay étant gagnée d’avance (merci Fallout 3), l’enjeu spécifique de cette suite tenait à son approche de la liberté, dont chaque jeu de rôle occidental propose une interprétation. Et c’est dans son attention prêtée aux conséquences des choix du joueur que New Vegas se démarque, une attention de chaque instant qui se mesure dans le détail (réaction immédiate des PNJs), et qui peut porter très loin (modification des équilibres de force entre les factions). Pour chaque choix effectué, la narration se déploie en « moments » dialogués admirablement bien écrits, permettant au joueur de prendre la pleine mesure de sa décision.
A l’échelle la plus petite, cela donne souvent des scènes dont la portée dramatique est parfaitement restituée, immergeant le joueur dans le récit tout en lui procurant la grisante sensation d’avoir une prise sur l’histoire à son niveau le plus radical (Quelle faction, quelle personne aura nos faveurs pour gouverner ? Qui aura ce fichu barrage et le contrôle de l’eau ?). Les factions sont, quant à elles, passionnantes à découvrir et à côtoyer : clairement définies, campées avec goût par des personnages crédibles et fidèles à eux-même tout au long du jeu, elles sont le cœur vivant de cette histoire, ainsi que son indéfectible solidité. En fin de parcours, quelques quêtes mettant en scène des moments clés de notre rapport avec leurs dirigeants font même figure de modèle du genre, par leur originalité dans le cadre d’un RPG et leur intensité (nous n’en dirons pas plus!).
La structure des quêtes est elle-même remarquable, en net progrès au cours du jeu : à la logique de dispersion et de disjonction des histoires de la première partie succède un réseau de gros blocs de quêtes (correspondant grosso modo aux factions) qui lie les trames scénaristiques et établie les circulations entre elles. Le système de réputation, inconséquent jusque là, devient le nerf de la guerre, et New Vegas gagne un espace et des enjeux considérables, gonflant de simple course poursuite revancharde jusqu’aux hautes sphères des conflits géo-politiques. Dès lors, la satisfaction ressentie lorsque l’on gagne les faveurs d’une faction que l’on a choisi d’aider est redoublée par le constat que le monde accuse vraiment le coup de notre choix en se modifiant profondément en conséquence. Réussir à faire s’imbriquer de la sorte sensation de liberté et narration forte était un véritable tour de force de la part d’Obsidian. Et sur un marché plus que fourni en RPG proposant du gros free-roaming de base et le quota de quête sur fond d’enjeu stéréotypé, ce souffle épique de la destinée dont le joueur se sent la main armée fait tout l’intérêt de ce jeu et toute son importance.
Conclusion
Fallout : New Vegas propose une expérience profonde et gratifiante durant au moins une bonne vingtaine d’heures de jeu. Il faut prendre la mesure de ce qu’accomplit ce New Vegas, projet lesté par son horizon d’exploitation de licence juteuse, sa finition honteuse (à l’époque de sa sortie du moins) et sa direction artistique tâtonnante. En dépit de ces défauts, et fort d’un game design de qualité assuré par le précédent épisode, le joueur fait l’expérience de ce qu’un RPG bien écrit et bien construit peut réussir de mieux : faire vivre un passionnant récit comme une expérience participative, et non plus comme une expérience par procuration. Quelque part, c’est aussi ce à quoi le jeu vidéo narratif peut aspirer de plus grand.