Avec ses systèmes ludiques habilement entremêlés et sa réalisation « léchée », comme on dit dans le milieu, Animal Crossing fait partie de ces jeux objectivement très réussis, dont le projet ne nous convient pas, mais alors pas du tout. Plutôt que de décortiquer ses mécaniques pour dire à quel point elles s’emboitent à la perfection – vous le lirez ailleurs -, et de dire comment cette petite machine addictive est tombée à point nommé pour soulager les confinés du printemps dernier de leur morosité, on préfère tenter d’expliquer ce qui nous a fatigué dans ce jeu, ce pourquoi il nous est tombé des mains.
Monde mercantile en miniature
L’un des nœuds de notre problème avec Animal Crossing : New Horizons (et probablement tous les précédents) c’est qu’il est tout entier construit sur l’idée d’action intéressée plutôt qu’intéressante : que l’on jardine ou que l’on pêche, que l’on bucherone ou que l’on creuse, on ne fait rien pour le plaisir du geste (de pêcher, d’attraper, de couper…), mais pour ce qu’il peut nous rapporter, pour son efficacité à accroître notre pécule, qui est lui-même le moyen de rembourser les prêts successifs contractés pour acheter une petite maison et ses agrandissements – ça fait rêver… -. Rentrer dans le jeu et ses mécaniques c’est, littéralement, trouver sa place dans son marché intérieur, en tant que producteur ou récolteur – de fruits, d’insectes, de poissons, de coquillages -, puis en tant que vendeur des dites ressources, dans le but d’acheter de nouvelles graines à planter, de nouveaux meubles à installer, de nouveaux vêtements à essayer, et ainsi de suite, le jeu étant un puits sans fond d’achats possibles.
Au cœur de ce vain manège se distingue un lieu central, le magasin de l’île, vers lequel convergent toutes nos actions : c’est dans ce magasin, bientôt rejoint par d’autres points de ventes, que nos efforts quotidiens se transforment en pièces d’or, ou pour le dire autrement, que nos actions sont « rentabilisées » ; c’est aussi là que cet argent est dépensé d’un même geste, repliant l’ensemble de nos projets sur l’accroissement de notre pouvoir d’achat, dans une réalisation sereine, sans friction sociale ni entrave ludique, de ce que le monde réel nous vend à longueur de publicités comme l’horizon indépassable de nos vies. Voilà la grande entourloupe au cœur d’Animal Crossing : sous couvert de créer un havre de paix vidéo-ludique à l’abri du monde extérieur, il en reprend les mécaniques mercantiles et nous place au cœur du système à la fois comme travailleurs sans relâche (tout le jeu est absorbé par une forme de travail) et comme consommateurs-rois (il faut voir avec quelle obséquiosité chaque vendeur nous accueille dans son échoppe).
Ludification à vide
N’est-ce donc que cela, Animal Crossing, un faux paradis cachant un vrai petit bout de monde marchand, où les joueurs-propriétaires seraient invités à consommer et à entourer leur jardin de clôtures ? L’île du jeu n’est en tout cas pas un espace invitant à l’exploration, avec ses arbres, plantes sauvages et rochers tous visuellement identiques et son sens des échelles réduites, qui évoquent plus un espace « symbolique » qu’un réel terrain d’expérimentations, conçu pour être crédible et pris au sérieux. A défaut de l’explorer vraiment, on s’y borne donc à faire des tours de collecte pour activer ses divers systèmes de ressources : on y attrape insectes et poissons, on y déterre des fossiles, on y coupe du bois, on y extrait des minéraux, on y cueille des fleurs, avant de revenir au magasin pour revendre le tout ou l’utiliser pour fabriquer des objets. Notre rapport à l’espace n’est jamais plus qu’un rapport d’exploitation, structuré par des objectifs comme les « missions » de Nook, sorte de maire local qui déclenchera les modifications majeures de l’île lors du passage de certains paliers. Tel objectif remplacera les tentes des débuts par des maisons en dur, tel autre déclenchera l’installation des vendeurs itinérants dans de vrais magasins, tel autre encore permettra la construction d’un pont sur la rivière et ouvrira l’accès au reste du terrain de jeu, l’espace se colonisant de marqueurs visibles et « solides » de notre progression.
On ne nie pas la satisfaction offerte par ce long processus de transformation de l’île, à l’exacte mesure du temps passé à la travailler ; on ne nie pas non plus l’efficacité de la myriade de récompenses qui se déclenchent en cascade lors de l’accomplissement des mini-objectifs dont on ne cesse d’être abreuvé : si Animal Crossing excelle sur un point, c’est bien dans cette manière d’activer ces boucles de gratifications, source d’un plaisir « mécanique » et sans passion, mais bien réel. Et l’on comprend tout à fait que beaucoup aiment s’y adonner : ces petits plaisirs ont au moins pour eux d’être fiables, garantis et nombreux, et comme le jeu ne prétend pas offrir autre chose, il n’y a pas tromperie sur la marchandise.
On peut aussi ne pas être dupe de cette proposition ne jouant que sur les leviers de l’addiction, sous les dehors souriant d’un jeu pour toute la famille. On peut vouloir autre chose du jeu-vidéo que la seule stimulation de ces ressorts psychologiques élémentaires, et vouloir jouer pour d’autres raisons que de prendre son « fix » de satisfaction quotidienne, comme un fumeur sortirait prendre sa pause clope.
Nous n’ignorons pas que ces boucles de récompenses ne sont pas l’apanage d’Animal Crossing et qu’elles s’insinuent partout dans le média, dont elles sont l’une des briques élémentaires, l’un des moyens les plus communs par lesquels les développeurs nourrissent notre motivation à « actionner » leurs jeux ; mais dans les titres que nous tenons pour majeurs, elles n’en sont jamais la seule composante, l’alpha et l’omega de leur game-design ; tout au plus sont-elles un outil pour une fin qui les dépasse très largement, pour des situations ludiques autrement plus remplies – d’actions jouissives, de matières et de physique à éprouver – : ces boucles de satisfaction ne sont jamais ce que l’on aime VRAIMENT dans les jeux, elles sont ce que les grands jeux ont de plus bassement mécanique. En réduisant sa proposition à ce seul aspect, en n’investissant pas ses gestes d’action (pêcher, marcher, cueillir, attraper) d’un gameplay qui les rendrait tout simplement plaisantes à pratiquer (ce qui n’est pas du tout le cas ici), Animal Crossing ne nous a distrait que sèchement, sans substance, comme une machine à sous distrait son joueur accroc. On attend tout simplement autre chose des jeux-vidéo.