Test écrit en 2011
Sous couvert de réaliser un petit jeu d’aventure téléchargeable, Double Fine fait une nouvelle fois preuve d’une inventivité débordante avec Stacking, et ne peut s’empêcher de livrer un monde entier clé en main. Après l’univers métal de Brutal Legend, leur nouvelle idée fondée sur le principe des poupées russes se déplace dans le décor d’une Angleterre maussade en pleine ère industrielle : pour quel résultat ? A la fois conte Dickensien et petit joyau d’humour absurde, Stacking est une franche réussite qui rafraichi avec brio les mécaniques vétustes du jeu d’énigme.
World of Dollcraft
L’idée de base est à la fois simple et géniale : le joueur incarne un petit garçon/poupée qui peut s’emboiter dans d’autres poupées d’une taille plus grande et les contrôler de l’intérieur. Comme à son habitude, le studio Double Fine s’est tant épris de son idée qu’il n’a pu s’empêcher de la déployer complètement, peuplant le monde de son jeu uniquement de poupées russes. Au premier coup d’œil, c’est d’abord l’émerveillement qui prime devant l’impression de vie générée par les allées et venues de tout ce petit monde.
Offrant au regard de l’observateur minutieux tout un cortège de détails délicieux, comme les boites d’allumettes recyclées en attaché case, les environnements évoquent la maquette faite-main. Et les poupées ? Malgré leur visage figé, elles sont surprenantes d’expressivité : leur démarche sautillante renvoie à l’artisanat d’une animation image par image, et leur constitution en deux parties permet toute une gamme d’expressions corporelles saisissables en un instant.
Chaque poupée possède une capacité propre, un mode d’action sur l’environnement qui concorde avec le type du personnage. Exemples : le modèle « petit costaud » serrera la main avec vigueur, la «bourgeoise apprêtée» donnera des coups de sac. Tout le plaisir du joueur réside ensuite dans la recherche du personnage qui convient, satisfaction nourrie par le jubilatoire claquement que produisent les poupées au moment de l’intégration.
Oliver Twist au Pays des Merveilles
Le joueur incarne Charlie Blackmoore, plus jeune fils d’une famille de ramoneurs sans le sou, à la rescousse de ses frères et sœurs enlevés par un vil entrepreneur. Remontant la piste jusqu’à la source du mal, Charlie vadrouillera à travers le monde en passant par un bateau de croisière semblable au Titanic, un énorme zeppelin convoyant de riches voyageurs et un train « d’enfants prisonniers » envoyés à leur perte. Au milieu, une gare centrale fait office de hub entre tous ces niveaux.
Chacun des environnements se clôture par la résolution d’un certain nombre de situations problématiques. Il faudra par exemple faire revenir le bateau à bon port, ou bien aider des diplomates à s’échapper du joug du baron sur le zeppelin ; à chaque fois plusieurs solutions s’offrent au joueur, qui pourra au choix se satisfaire de la première, ou bien essayer de toutes les trouver. Si l’on ne s’engouffre pas dans la fièvre complétiste à laquelle le jeu nous incite pourtant, on aura tôt fait de passer d’une situation à une autre, au risque de terminer trop rapidement le scénario principal.
Un gameplay à la fois classique et moderne
Pour tirer la quintessence de l’aventure il sera nécessaire de vagabonder, ce qui tombe bien puisque Stacking invite de tous côtés à l’expérimentation ludique. Les actions spécifiques des nombreux personnages, souvent drôles, sont jouissives à utiliser et font de chaque nouvelle incarnation une pochette surprise dont on découvrirait le secret en direct : certains personnages donnent même lieu à des « farces » qui sont autant de propositions ludiques supplémentaires. Les puzzles en eux-même, logiques et toujours plaisants à résoudre, sont adroitement servis par un système d’indices bien pensé qui permet de sortir de l’impasse en toute simplicité. Au strict niveau de la mécanique de jeu, Stacking déroule son savoir-faire avec une facilité qui impose le respect.
Mais Double Fine n’est pas une équipe conservatrice, et leur approche du genre s’accompagne d’une malice et d’un sens narratif qui font d’emblée sortir Stacking de la mêlée. Au premier rang desquels, la disparition de l’inventaire : remontés « à la surface du jeu », les éléments traditionnellement de l’ordre de l’objet et des actions contextuelles s’incarnent désormais en personnages, rendant le principe même de l’inventaire dispensable. D’une certaine manière, l’inventaire, c’est le personnage lui-même qui contient à l’intérieur de sa forme tout un panel de poupées différentes, et autant d’actions possibles. Cet effacement des lourdeurs propres au point n’ click permet à l’expérience de jeu de se cimenter en un tout organique envoûtant, où gameplay et esthétique générale se fondent l’un dans l’autre.
Ludique et Lucide
Autre belle qualité : à la manière d’un Katamari Damacy, le rapport au décor change du tout au tout selon la taille de la poupée incarnée. A longueur d’énigme, Stacking intègre pleinement ce facteur : certains trous de souris ne seront franchissables que par les poupées les plus petites, à d’autres endroits il sera nécessaire d’en imposer par une allure colossale. Mais plus encore, c’est l’identité complète qui influe sur l’environnement. Exemples parmi de nombreux autres : il faudra choisir une poupée de sexe féminin pour traverser un harem ; ou bien une poupée bien habillée pour s’infiltrer dans un fumoir select. De mémoire de joueur, Stacking serait l’un des tous premiers jeux à exploiter avec brio l’appartenance sociale comme ressort principal de son gameplay.
Tout en distrayant, Stacking n’en oublie pas sa conscience et déroule ses souriantes énigmes ponctuées de gags sur le fond d’une admirable lucidité. Si les poupées aux traits figés réactivent d’abord avec humour les images d’Epinal du début du 20ème siècle, une certaine tension s’insinue de toute part. A l’image des poupées entre comique de personnage et froideur de l’objet inanimé, le jeu passe adroitement de l’humour au drame, en n’omettant jamais de développer sa narration au détour d’une cinématique. Mais cette profondeur tragique ne donne cependant pas le bourdon ; elle permet surtout d’approfondir l’expérience de jeu avec tact, nous rappelant aux qualités de conteur dont Double Fine ne s’est jamais départi.
A mesure que le jeune Charlie se rapproche du Baron, l’histoire gagne même en intensité jusqu’à un dernier niveau particulièrement inquiétant. A la manière d’un rêve éveillé, Double Fine y confronte enfin ses imaginaires : celui de l’enfance (le monde comme chambre à jouet) contre celui du récit horrifique (le revers du conte). Moment décisif où se révèle le jeu d’exception : Charlie se retrouve aux prises avec trois gardiens patibulaires tout droit échus d’un récit de Roald Dahl. En quelques saynètes Stacking tient là son alchimie parfaite : une narration sous-terraine tissée du fil des énigmes elles-mêmes.
Conclusion
Sous ses airs de petit jeu XBLA/PSN sans prétention, Stacking revitalise en profondeur le genre souvent trop statique du jeu d’énigme. Le titre se présente d’abord comme un merveilleux monde en miniature, fantastique bac à sable saturé de propositions ludiques. Puis le récit en arrière-plan émerge, et donne à la progression une élégante cohérence. Sur toute sa durée, le titre de Double Fine entremêlera ainsi avec succès pur plaisir de jeu et récit latent jusqu’à un final captivant. Cet équilibre raffiné fait de Stacking une véritable perle valant largement son prix (15 euros), que l’on conseille à peu près à tout joueur de bon goût.