Avec The Witcher, Metro est l’autre série de blockbusters venus d’Europe de l’Est (son développeur, 4A Games, est basé à Kiev), et l’on sent bien que le jeu n’aurait pas pu venir d’ailleurs. Même au soleil, sa lumière blafarde n’est pas celle, blanche et nette, des jeux à gros budgets développés en Amérique dans l’un de ces studios pimpants de la côté Ouest. Quand à ses décors, jusqu’à ce nouvel épisode, ils étaient le plus souvent souterrains, étriqués, porté vers toujours plus de densité (en détail, en textures, en lumières). Sans lâcher ses fondamentaux, Metro Exodus voit plus grand : il tente une sortie du côté du monde ouvert, ne serait-ce que sur trois de ses chapitres, et réussit sa transition grâce à son goût pour la surprise et son souci jusqu’au boutiste de l’immersion du joueur.
Scénario sans surprise, pour un jeu qui en rempli
On ne s’attardera pas sur les raisons qui poussent notre héros Artyom et sa bande de joyeux slaves à sortir du métro de Moscou pour sillonner une Russie post-apocalyptique peuplés de mutants : desservi par des personnages caricaturaux et un fond de niaiserie impossible à prendre au sérieux, on n’a suivi son scénario qu’avec un ennui poli (avec un léger regain d’intérêt sur le chapitre 4). Heureusement, l’histoire n’a que peu à voir avec ce qui nous arrive concrètement dans la pratique, au delà du fait de motiver nos objectifs. On n’aura pas non plus grand chose à dire sur son choix d’une double fin dépendant de notre manière de solder les affrontements (tuer nos adversaires ou les épargner dès que possible), le studio ratant cette couture en ne donnant jamais aucune vraie raison de se poser des questions morales avant sa conclusion.
Ce qui séduit dans Metro Exodus ne vient pas de son scénario mais de sa capacité à nous surprendre de multiples façons, à commencer par ses environnements : de la campagne hivernale des débuts, sublimement morne et putride, on bascule vers un désert de roche avant un arrêt imprévu dans une montagne verdoyante que l’on n’aurait jamais cru traverser dans un Metro, avec à chaque fois ce même souci de l’atmosphère et une déraisonnable générosité en décors à usages uniques – 4A Games ne cède jamais à la mode du recyclage à coup de quêtes au rabais -. Une autre surprise tient à la façon de nous catapulter dans des moments d’anthologie, sans crier gare, au cœur de lieux à l’architecture délirante : on pense à l’excellente séquence sur le pont de bois au dessus de la Volga, où l’action se joue sur fond de pluie battante et de tintement de cloches, ou encore à cet assaut d’une forteresse de métal formant un visage géant dans le désert, où l’on viendra débusquer le « Baron » au fond de sa luxueuse planque bricolée.
Ce goût pour la surprise s’exprime enfin dans la façon dont le cheminement se déroule de façon totalement imprévisible, d’un happening à l’autre, sans enrobage textuel – aucune interface de mission ne vient jamais éventer ce que l’on est sensé faire -. Prenons l’exemple de l’église sur la Volga au début du jeu : un culte d’apparence pacifique s’y retourne vite contre nous, avant que ses membres ne finissent par se rendre, probablement par peur de mourir mais sans que l’on sache exactement ce qui a déclenché leur revirement. Dans les moments de ce type, génialement indistinctes, on se sent totalement livré à soi-même et à sa seule interprétation : c’est ce manque de clarté, cette friction causale dans les ressorts d’une scène qui rendent tant de séquences si mémorables dans Metro Exodus.
La puissance technique à bon emploi
Puisqu’on l’évoque, le choix de se passer d’interface ne sert pas que la surprise : il est aussi le levier d’un matérialisme jusqu’au boutiste qui rend l’expérience de jeu très immersive. Toutes les actions « périphériques » (artisanat, consultation de la carte) se jouent sans pause via une animation de notre personnage, que l’on voit poser son sac sur la table ou lever la carte devant ses yeux à la première personne, sans sortie de l’espace de jeu, renforçant chaque fois l’effet de réel. Cette physicalité du monde de jeu passe aussi, de toute évidence, par sa beauté, porté par l’excellence technique du studio 4A Games qui sait mieux qu’aucun autre s’appuyer sur son moteur graphique de pointe pour « faire de l’effet » sur le plan esthétique. Son usage du fameux ray tracing, notamment, n’est pas qu’un argument pour vendre des cartes graphiques : c’est surtout un nouvel outil visuel, offrant aux artistes de peindre des atmosphères lumineuses nuancées à l’extrême, comme lors de ces sublimes points du jour, et de jouer de manière inédite sur la lumière comme révélatrice des matières (en la faisant se poser sur les textures, en lui faisant traverser la poussière d’un tunnel…).
Dans les Metro 1 et 2, le level-design confiné était déjà une façon de nous mettre le nez dans la matière, de nous plonger dans la crasse des souterrains, dans un grand bain de textures mêlant le végétal, le pierreux, le métallique et le liquide (souvent louche). Et même si l’on joue souvent à l’air libre dans Exodus, le studio excelle toujours dans les espaces de jeux encombrés, embarrassés par un chaos d’objets et de débris recouverts d’une épaisse couche d’on ne sait quoi. Exemple d’expérience « physique » de la matière, on tombera parfois dans l’eau putride de canaux, déclenchant la soudaine panique de notre personnage figurée par une animation frénétique qui nous fait perdre tout contrôle – au terme de laquelle il peut mourir s’il ne parvient pas à s’accrocher à un rebord.
La physicalité comme vecteur d’immersion
C’est souvent par l’une de ces animations très soignées que les développeurs configurent notre expérience de jeu pour la rendre plus « physique », en restituant notamment l’altération de notre équipement. Après un passage boueux, notre arme encrassée s’enrayera régulièrement (il faudra alors la réparer sur un établi) ; notre masque à gaz pourra lui aussi se salir et notre vision, ainsi parasitée par des salissures, devra être nettoyée d’un geste de la main. Et dans le cas où les balles ennemies abîment notre visière, il faudra vite couvrir le trou d’un bout de scotch pour ne pas risquer de respirer un gaz empoisonné. Prééminence de la matière, encore.
Puisqu’on en parle, cette toxicité de l’air est en quelque sorte la marque ultime de la matérialité de Metro Exodus, ce qui rend son monde de jeu perceptible jusque dans sa dimension invisible. Le manque d’oxygène, manifesté par la suffocation d’Artyom, devient un ressort ludique à part entière, que le joueur devra gérer en changeant le filtre de son masque ; même chose pour la radioactivité, annoncée par le grésillement de notre compteur Geiger, suivi d’un brouillement de notre vision. Cette foule de petits détails ne sont pas simplement de l’ordre de « l’effort de présentation ». Ils montrent combien l’immersion dans un jeu repose sur sa physicalité, ou pour le dire autrement, sur tout ce qui peut accroître notre expérience de sa matière et nourrir l’illusion que notre personnage habite réellement ce qui l’entoure, qu’il « s’y frotte » réellement… ce pourquoi Metro Exodus est sans conteste l’un des maître étalon du game-design matérialiste.