Au premier coup d’œil, Hadès évoque un rejeton de Diablo, et pas simplement parce qu’il y est question de parcourir les enfers : le dernier né de Supergiant Games a bien des éléments du hack’n slash, comme l’apparition aléatoire des monstres et des loots, ou la perspective isométrique des niveaux. Mais ces ressemblances sont trompeuses tant Hadès se révèle, dès les premières secondes, un pur jeu d’action, ce qui le rend bien plus intéressant à nos yeux. Quand les hack n’ slash interposent un système de raccourcis, qui fonctionne comme une programmation des actions de notre personnage et nous tient à distance, Hadès s’acharne à faire tout le contraire : son gameplay à la manette, sur le mode d’« un bouton, une action immédiate », nous colle au plus près du héros, taillant une pratique extrêmement vive et réactive où chaque phase de jeu doit être construite à la volée, touche par touche, geste par geste.
Il faut dire que de tous les jeux sortis cette année, Hadès est probablement celui, avec Doom Eternal et Ori 2, où les déplacements sont les plus jouissifs à pratiquer, qualité lui vient de son « dash » : tout à la fois bond vers l’avant et geste défensif capable de traverser les coups adverses, il nous plonge dans une frénésie en forme de danse mortelle avec l’ennemi, sans nous faire perdre un iota de contrôle. Ce principe de réactivité et de nervosité produit d’excellentes sensations de jeu, et les couches de gamification (ressources à gogo, améliorations transversales) ne sont au final que des cerises sur le gâteau : l’essentiel dans Hades, c’est que le plaisir n’est pas différé hors de l’action, mais en son cœur même.
C’est la clé de sa longévité : de l’épée au fusil mitrailleur, chacune des six armes redéfinit la pratique de manière si consistante et singulière que la fraicheur persiste dans le temps. Au delà de la vivacité du gameplay dont il semble impossible de se lasser, le mérite en revient au système de loots qui récompensent chaque victoire salle après salle, sous la forme non pas de pièces d’équipements qui ne feraient que modifier les statistiques sous le tapis, mais de « bienfaits » divins qui façonnent en direct le gameplay même du présent run : une partie se jouera très différemment si l’on se concentre sur l’amélioration de l’attaque, du coup spécial, du sort ou du dash, et selon le type d’effet que l’on favorise (rebond des attaques adverses avec Athena, dégâts d’éclairs avec Zeus, différés avec Ares ou sur la durée avec Dyonisos, et ainsi de suite…)
Chaque nouvelle association de bienfaits reconfigure notre approche, notre manière d’attaquer, nos réflexes défensifs, jusqu’au type de regard porté sur les situations (tantôt précis, tantôt englobant, tantôt en lignes droites selon le style d’attaque), nous maintenant sur le qui-vive et dans un esprit d’expérimentation continu. Si l’épée se joue principalement au corps à corps, un run porté sur les sorts électriques de Zeus pourra induire une pratique de cette arme hors de la mêlée. Une même inclinaison au « tout électrique » avec la mitrailleuse pourra nous transformer en un Rambo intuable sur une partie bénie des dieux (littéralement), avant qu’un nouveau run aux poings ne nous réapprenne l’humilité à la dure, et la nécessité d’une esquive nerveuse. Je ne suis moi-même tombé sur mon build préféré qu’après une quarantaine d’heures avec la lance dans son quatrième aspect, qui rend chaque coup potentiellement létal au prix d’une baisse drastique des points de vie et du soin, dans un équilibre piquant entre surpuissance et risque de mort.
De cette variété sans cesse redéployée résultent des boucles de gameplay absolument phénoménales, que le studio ne fait que renforcer par son art de lisser toute frustration ou impression de difficulté insurmontable : sur les dix premières heures, les ressources amassées puis dépensées dans des boosts permanents (des PV, du nombre de vies, des bonus en cours de partie…) font « mécaniquement » passer des paliers à un rythme à peu près parfait, suffisant pour éprouver comme il se doit la difficulté d’un moment, juste assez permissifs pour que l’on n’ait jamais l’impression de stagner. C’est aussi par ce bord des améliorations de fond qu’Hadès offre son levier gamifié le plus satisfaisant, celui qui permet le contrôle du tirage aléatoire des bonus et de leur rang pour construire en cours de run un gameplay au plus près de son intention – quand bien même cette canalisation du hasard se gagne dans le temps et demande un peu de patience -. Par quelque bout qu’on le prenne, celui « immanent » de l’action ou celui « différé » des récompenses accumulées, Hadès excelle donc dans l’art de maintenir l’engagement de son joueur au plus haut.
Et le plus épatant, c’est qu’il le fait avec style, tant par le son (la musique est régulièrement excellente) que l’image. L’art visuel de Hadès pourrait suffire à lui seul à déchaîner les passions, avec ses beaux portraits en grande taille dont le style affirmé des artistes « résidentes » du studio, Jen Zen et Paige Carter, donne au jeu des airs de comic-book plein d’allant, jusque dans ces impeccables décors en contours dessinés, toujours parfaitement lisibles même au plus intense de l’action. Mais c’est peut-être par son écriture que le jeu surprend le plus, laquelle témoigne d’une intention narrative qui ne fait que s’accroitre à mesure que l’expérience se prolonge.
Ce que l’on joue au départ comme une bête succession de parties se transforme en effet, par la grâce des dialogues, en une histoire réellement émouvante : celle des tentatives de notre héros Zagreus, fils d’Hadès, de s’échapper des Enfers, d’abord par simple curiosité pour le monde des mortels, puis pour des raisons affectives de plus en plus impérieuses, qui restent en même temps désarmantes de prosaïsme, loin de l’héroïsme générique du tout venant des hack ‘n slash. L’un des charmes de Hades, c’est sa manière désinvolte, chaleureuse, de rabattre la grande histoire du Panthéon grec sur des enjeux tous simples de famille dysfonctionnelle (le dieu de l’Enfer est dépeint en pater familias écrasant d’autorité), de problèmes de couples et de flirts naissants, qui concordent avec le temps long de parties répétées, en une sorte de feuilleton quotidien où chaque run porterait la promesse d’un prolongement de chaque histoire – dont certaines nous tiennent encore en haleine : Orphée et sa muse Eurydice se retrouveront-ils un jour ? -. C’est la suprême insolence d’un jeu magistral sur tous les plans, qui parvient à passionner autant par ses boucles ludiques que par son écriture, non content de faire coïncider le mythe des Enfers et le principe du rogue-like, où l’on ne cesse de mourir, de revivre et de repartir à l’assaut (le raccord thématique est parfait). Aussi longtemps que l’on s’attarde dans ce chef d’œuvre qu’est Hadès (lâchons le mot), le sens et l’émotion ne s’absentent jamais d’un plaisir de jeu toujours renouvelé : c’est le signe de l’une des propositions vidéo-ludiques les plus accomplies de ces dernières années, qui rappelle combien l’action est le registre quintessenciel du média, et fait d’Hadès l’un des prétendants évidents au titre de meilleur jeu de 2020.