Critique de Factorio : pinacle de la gestion

Il serait dommage de s’arrêter aux graphismes de Factorio, comme on a failli le faire : leur aspect froid et austère cache l’un des jeux de gestion les plus passionnants auxquels on se soit essayé, une sorte de cathédrale de problèmes emboités les uns dans les autres, débouchant sur la construction d’une usine aux dimensions colossales. En bas de l’édifice, il y a nous, minuscule astronaute accidenté sur une planète hostile, avec pour seuls outils nos petits bras et une simple pioche. Tout en haut, chose inimaginable au départ, on ira jusqu’à construire une fusée au terme d’une monstrueuse montée en puissance industrielle pouvant durer plus d’une centaine d’heures (le compteur variera selon l’efficacité de chacun). Entre les deux, un long chemin nous conduira à construire une giga-usine, guidés par un principe génial : tout ce que l’on peut faire à la main devra être automatisé si l’on veut gravir les énormes marches de la progression dans des temps humainement acceptables. C’est donc à un cheminement inédit que le jeu nous convie, partant du petit ouvrier de terrain que l’on est au départ, à une sorte de démiurge programmant des kilotonnes de productions réalisées par le truchement de systèmes entièrement automatisés : un programme fascinant s’il en est.

Les premières tâches ont la simplicité d’un tutoriel : on commence par extraire du cuivre, du fer et de la pierre à l’aide de foreuses qui marcheront d’abord au charbon, puis à l’électricité produite par une station qu’il faudra elle-aussi alimenter avec le combustible anthracite. Puis on achemine nos minerais vers des fours pour les fondre en plaques, lesquelles serviront à produire des câbles, des circuits électroniques et engrenages requis par la fabrication de nouveaux convoyeurs et foreuses. Les choses se compliquent ensuite, quand on découvre la cascade de constructions procédant de ces composants initiaux, et la chaîne d’usines toujours plus complexe qu’implique leur production automatisée.

Pour ne prendre que deux exemples, les circuit imprimés servent à fabriquer des fioles consommées par les labos de recherche, mais aussi des bras robotisés, des répartiteurs, des usines, des foreuses électriques, et plus loin, des moteurs, des robots… quant aux plaques de fer, elles irriguent une production tout aussi pléthorique de convoyeurs, de tuyaux, d’usines, et sous la forme refondue de l’acier, de rails de trains, de poteaux électriques, et on en passe, chaque nouveau sous-produit impliquant possiblement une extension du réseau de convoyeurs, un prolongement des chaînes de productions, voire un accroissement massif du flot de ressources nécessaire, lequel déclenche souvent le besoin d’étirer sa base vers de nouveaux gisements, donc de se plonger dans l’épineux dossier du train. À suivre ainsi toutes les pistes productives à mesure qu’elles émergent, on a vite fait de voir sa base totalement engorgée de blocs mal agencés, ceinturées de réseaux de tapis roulants aux airs de sac de nœuds, et de faire de l’intégration de nouveaux blocs fonctionnels des énigmes insurmontables. L’enjeu d’une partie devient alors limpide : il s’agit autant de gérer ses ressources que de mener une lutte acharnée pour l’espace bien rangé, seule façon de pouvoir continuer à penser l’expansion de son usine.

C’est précisément ce qui rend Factorio si captivant : les réflexions qu’il induit ne s’y jouent jamais dans le vide, mais s’incarnent immédiatement dans l’espace de jeu – on a envie de dire qu’elles s’ « incartent » – ; tous les problèmes deviennent immédiatement des problèmes logistiques très précis, faits de placements de bâtiments au poil près, de comptage de cases minutieux, d’arrangements maniaques de portions minuscules de la base, pour coller des morceaux qui s’obstinent à ne pas s’imbriquer. En ce sens, Factorio se vit comme un gigantesque puzzle toujours changeant, émergeant des aléas d’une partie (de la configuration de la carte, notamment), et dont on créerait nous-même les pièces fragiles et branlantes. Évidemment, les solutions (c’est-à-dire, les « bons » agencements, les organisations efficaces de l’espace) ne sont jamais ni simple, ni définitives : de nouveaux objectifs apparaissent toujours, qui remettent en cause ce que l’on pensait être un schéma d’usine opérant, et font sentir un cruel manque de place. Il arrive également que des chaînes automatisées se brisent et nous laissent totalement séchés, sans la moindre idée de l’endroit qui s’est mis à coincer. On n’a alors pas d’autres choix que de parcourir toute la longueur de la chaîne en question pour tenter de trouver le nœud et de le démêler : ce pourra être une sortie d’usine bouchée, une construction hors courant, ou un bout de convoyeur détruit par un insecte – car notre base, précisons-le rapidement, sera attaquée par des ennemis à la puissance croissante, dont il faudra se défendre à coup de murs d’enceinte et tourelles (comme si le jeu n’était pas déjà assez difficile sans bagarre !) – .

Par l’un ou l’autre de ses bords, Factorio est ainsi voué à se compliquer à l’extrême, jusqu’au point de débordement dans les premières parties ; et pourtant, on continue à mordre à son hameçon, à relancer des bases, à améliorer nos plans de constructions, poussés par sa promesse finale d’une formidable réalisation, quelque chose comme un gigantesque système robotisé en mouvement perpétuel. On mord aussi parce qu’à toutes les étapes du chemin, le monstre de métal en train de se créer produit un spectacle fascinant, que l’on prend simplement plaisir à voir tourner : un spectacle fait de petites machines autonomes, de trains qui se déplacent, de bras qui s’activent et d’essaims de robots qui bourdonnent comme autant de cellules d’un colossal organisme dont les tapis roulants seraient les artères et les veines, nourrissant des organes fonctionnels (des puits de pétrole, des foreuses, des usines …), avalant progressivement tout le terrain alentour. Ce spectacle d’une base vivante et frémissante, mangeant toute la nature alentour, est d’autant plus jouissif qu’il est résulte de toutes nos petites attentions, d’une foultitude de petits détails méticuleusement ouvragés qui nous auront accaparés pendant des heures vécues souvent comme deux courtes minutes, et qui pendant ce laps de temps auront été la tâche la plus importante de notre vie – Factorio est de ces jeux qui font passer des après-midi en un claquement de doigt-.

A force d’observer son usine, on finit même par trouver une certaine beauté faite de géométrie appliquée, en angles droits et en lignes parallèles (de convoyeurs, de bâtiments, de rails…), que l’on aura tracé sur la carte avec le pointeur de la souris comme avec un crayon sur une feuille. L’usine qui en résulte aura littéralement été « dessinée » autant que construite de façon rationnelle ; et cette genèse par le traçage, ce qui fait que notre base est plus qu’un produit de la seule réflexion, lui donne un surplus d’attrait à nos yeux. Autant dire qu’un tel jeu, riche comme dix autres de son genre, qui pousse si loin sa logique mécanique qu’il devient à la fois l’ultime jeu de gestion de ressource, un jeu de calcul jusqu’au boutiste pour les plus matheux, et un jeu dont le geste essentiel, le traçage dans l’espace, fait converger sa pratique a priori ultra-logique et fonctionnelle vers une forme de performance esthétique, ce jeu-là est un chef d’œuvre de son genre, qu’il sera difficile d’égaler dans le futur.

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  • L'aspect logistique et spatial des situations de jeu, qui "concrétise" l'expérience
  • L'arborescence des constructions, d'une richesse et d'une amplitude vertigineuses
  • Le plaisir de construire une gigantesque machine autonome et de la voir s'activer
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  • Graphiquement pas folichon
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Écrit par
Administrateur du site Etoile et champignon. Passionné par les jeux vidéo.

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