Critique de Baba is You : casser le cadre

Pondu lors d’une game jam par le finlandais Arvi Teikari, le concept de Baba is You est une réelle idée neuve dans le milieu du puzzle-game, ce qui n’arrive pas souvent. De prime abord, le jeu ressemble à Sokoban, un vieux classique du puzzle-game nippon où l’on doit pousser des caisses dans le bon ordre… sauf qu’ici, les caisses sont remplacées par des mots, dont les combinaisons logiques définissent les règles d’existence du monde : « wall-is-stop » veut dire « le mur nous bloque », « flag-is-win » signifie « le drapeau est la victoire » (la sortie du niveau), et ainsi de suite.

Le super-pouvoir de changer les règles

Si le jeu introduit beaucoup d’objets et de règles différentes, tous les niveaux font une même première impression : celle d’un blocage total de la situation initiale. Exemple avec le premier niveau (voir l’image à droite) : notre personnage, un chien nommé Baba (défini par la règle titulaire « Baba-is-You ») est prisonnier d’une salle sans porte, et ne peut pas atteindre le drapeau de l’autre côté. Seulement voilà, rien ne va de soi dans un jeu où nulle qualité n’est essentielle aux choses : dans notre pièce se trouvent aussi les mots « wall-is-stop », mots qui fonctionnent comme des caisses et peuvent être poussés, ce que l’on s’empresse de faire. Conséquence, la règle logique « le mur bloque » est annulée, les graphismes « murs » ne fonctionnent plus comme de vrais murs, et Baba peut jouer les passe-murailles jusqu’à la sortie du niveau.

Telle est l’idée géniale de Baba is You : ne valent que les règles qui sont écrites, pas celles que les apparences laissent supposer. Comme ce qui est écrit peut-être modifié, les règles peuvent être redéfinies. On ne joue pas tant avec les objets qui composent le monde (ses rochers, ses clés, ses portes, ses cranes, ses boites, etc.), mais avec les règles qui « fixent » leurs qualités. Un mur n’est plus un mur en soi, le drapeau n’est plus l’arrivée en soi, le joueur n’est même plus Baba en soi, car sous l’effet d’un déplacement de mots, chaque chose peut devenir autre chose : un drapeau, une porte, voire l’objectif final du niveau (Baba-is-you-and-win).

Ce renversement jouissif du statut des « choses jouables » a quelque chose du super-pouvoir confié au joueur, celui de faire exploser le cadre pour le reconstruire à son avantage, en désactivant les murs par exemple, ou bien en transformant les murs en sortie (« wall-is-win ») ce qui a encore plus de panache. C’est un peu comme si le jeu nous invitait dans l’anti-chambre de son code, où plutôt du « langage » qui préside à son fonctionnement ; comme s’il nous offrait une toute puissance grisante, celle de redéfinir la valeur de ses choses, leur « qualité » au sens existentiel (comme on dirait que la « qualité » d’un caillou est d’être dur). A ce pouvoir, le jeu oppose toutefois une contrainte d’égale mesure : la configuration spatiale du niveau et des placements des mots qui, lorsqu’ils sont inamovibles (ce qui arrive souvent), posent des règles incassables avec lesquelles il va falloir composer coûte que coûte. C’est par ce biais que le game-designer taille ses énigmes et rend son jeu intéressant… mais c’est aussi ce qui fait émerger des pics de difficultés quasi-insurmontables, qui officient comme autant de filtres à joueurs impatients : les sauts logiques demandés deviennent vite si grands et les étapes menant à la résolution si nombreuses, que l’on a tôt fait de se décourager avant même d’atteindre le niveau estampillé « fin » (suivi lui-même d’un très grand nombre de niveaux additionnels).

Jouer dans l’abstraction

A cela s’ajoute des raffinements qui dépassent la logique pure, et que l’on ne découvre qu’au prix d’une laborieuse expérimentation. Exemple : avec un même objet qui « noie » ce qu’il touche et que l’on peut pousser (box-is-sink-and-push), la règle « pousser » prend le dessus et le dit-objet, que l’on croyait intouchable à cause du « sink », peut en fait être déplacé comme une bombe pour détruire un obstacle. Les apories logiques de ce genre contribuent à faire monter la frustration jusqu’à un point de non retour, et conduire à penser que Baba is You est un jeu dont on préfère l’idée que la pratique… jusqu’à ce que son idée si grisante nous travaille et que, l’ayant laissé reposer comme une pâte, on finisse par y retourner pour tenter une autre solution ou un autre niveau (la progression générale, sur un carte à embranchements, n’est heureusement pas linéaire).

Ses immenses gratifications méritent que l’on y revienne, et son humour aussi : Baba is You ne se départit jamais de son esprit blagueur, comme en atteste l’un des premiers niveaux où l’on se croit emprisonné dans une pièce avant de découvrir qu’aucun « stop » ne nous arrêtait et que l’on pouvait traverser le mur depuis le début… ou encore dans ces niveaux plus avancés où l’on peut devenir le décor tout entier, contrôlable comme un personnage avec l’introduction du mot « level ». Ici réside la grandeur du jeu : par la simplicité de ses mécaniques et le dénuement de ses graphismes, il fait de chacun de ces tableaux l’accomplissement direct d’une seule et même idée ludique, et y raccorde son joueur sans intermédiaire, presque au niveau de l’abstraction même. Il suffit, dès lors, que cette idée soit poétique pour qu’elle émeuve, où qu’elle soit folle pour qu’elle déclenche un éclat de rire, au prix, peut-être, d’un détour par la case « migraine ».

+
  • Jouer avec les règles logiques, une idée de génie
  • Le minimalisme visuel qui réduit chaque tableau à son idée essentielle
  • Beaucoup de moments dingues, drôles ou "méta" qui repoussent les limites de ce que c'est que jouer
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  • La progression qui repose vite sur d'énormes sauts logiques
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Écrit par
Administrateur du site Etoile et champignon. Passionné par les jeux vidéo.

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