Il est plaisant de se trouver captivé par un jeu essayé « juste pour voir », sans attente particulière : c’est ce qui nous est arrivé avec Slay the Spire, mélange de « bataille de carte » et de rogue-like, que l’on a lancé dans un moment de désœuvrement pour n’en lever la tête qu’une semaine plus tard après d’innombrables échecs, quelques glorieuses victoires et un intérêt intact pour ses mécaniques dans le réglage quasi-parfait tient du miracle.
Slay the Spire fait partie de ces jeux absorbants, qui font investir beaucoup de temps presque sans y penser, mais c’est un temps qui se ressent comme « de qualité », bien employé, pas gâché : on enchaîne les essais non seulement parce que ses parties sont toutes singulières, mais aussi et surtout parce que le défi y est parfaitement équilibré, sur cette fine ligne qui sépare le « trop difficile » du « juste assez manœuvrable » pour espérer passer dans un trou de souris. Aucun élément n’y semble « surpuissant », ni aucune épreuve insurmontable : tout y est pondéré, à sa juste place, dans un ensemble de forces en tension permanente mais gérable, où l’erreur de parcours nous est in fine toujours imputable. Une telle qualité de réglage mécanique est rare.
En son cœur, Slay the Spire est un jeu de bataille de cartes symbolisant des affrontements contre des monstres. L’objectif qu’il nous propose est classique : atteindre le sommet d’une tour à trois étages, subdivisés en « moments » (qui se matérialisent sous forme de salles) parmi lesquels des évènements-surprises (marqués d’un « ? »), des feux de camps permettant de se soigner ou d’améliorer un élément de son deck, un choix souvent hyper tendu, ou encore des marchands vendant, entre autres goodies, l’essentiel service de suppression de cartes.
Au centre du jeu, il y a les combats, rejouant une même lutte entre des quantités d’attaque et de défense, les premières devant excéder les secondes pour entamer les barres de vie. Sur ce registre, Slay the Spire avance de très bonnes idées, à commencer par celle d’annoncer l’action de l’ennemi au moment de choisir la nôtre, ajoutant toute une couche de considérations tactiques : on ne joue plus « en décroché », dans l’incertitude de ce que fera l’adversaire, mais en interaction très concrète avec lui, dans une rationalité accrue. La défense comme l’attaque se choisissent de manière informée, et les prises de risques sont littéralement calculables à l’avance. Quand la mort arrive, elle ne tombe donc pas par surprise mais se ressent comme une juste sanction de choix tactiques mal ajustés, ou d’une courbe de difficulté qui aura pris notre deck de vitesse – ce qui se produit la plupart du temps.
Jouer les combats de Slay the Spire, c’est éprouver le roulement de sa main de jeu comme une machine plus ou moins efficace à « générer » simultanément assez de dégâts et de défense pour se maintenir à flot dans l’équilibre des forces avec l’ennemi. Dans ce contexte, rien n’est plus jouissif que de voir son deck « prendre son envol », porté par l’activation de synergies entre ses cartes et ses reliques : c’est le signe que notre partie peut aller loin, voir gratter le dernier boss, ce qui n’est pas si fréquent et met toujours en joie. On perd beaucoup plus souvent que l’on gagne dans Slay The Spire, c’est un fait ; mais même dans une partie mal engagée, son système ultra-riche en interactions reste prenant, des synergies s’opérant sans cesse entre l’effet des cartes, les potions (à effet temporaire) les reliques (aux bénéfices conservés), et les « mécaniques » propres à chacun des quatre héros, aux styles bien distincts, tous intéressants.
Rogue-like oblige, chaque nouvelle partie redessine nos chemins au hasard. Un nouvel essai, c’est donc à chaque fois un nouveau deck recomposé à la volée, et plus généralement un nouvel ensemble de choix taillant une progression toujours singulière : choix entre plusieurs chemins selon ce qui les compose (plus d’ennemis = plus de risque d’y passer mais aussi plus de récompenses) ; choix de l’une des trois cartes offertes en cas de victoire ; choix entre l’effet « soignant » des feux de camps ou l’upgrade de carte qui y est proposé ; choix parmi toutes les offres d’un marchand (nouvelle cartes, nouvelle relique, purge de son deck ?) ; ou encore choix en pagaille pendant les batailles – entre la défense et l’attaque, mais aussi entre quelles défenses, quelles attaques, quand utiliser ses potions à usage unique, etc. C’est cette densité en choix à tous les niveaux qui rend Slay the Spire si intéressant.
C’est aussi ce qui le rend si juste, malgré la présence d’un certain hasard dans une partie. Comme dans tout jeu de bataille de cartes, la pioche et le tirage (lors des ventes ou des récompenses) sont randomisées. Mais cette part de hasard peut être largement compensée par la qualité de nos choix ; c’est ce qui fait qu’un débutant sera souvent stoppé très tôt, sauf si une synergie lui tombe toute cuite dans le deck, tandis qu’un expert sera plus régulier, créant sa propre chance en se taillant un style adapté à ses tirages. En toutes circonstances, on sent toujours que la tournure de notre partie est la conséquence de nos décisions, pas le fruit du hasard. Peut-être a-t-on perdu faute d’avoir dégraissé notre deck de ses cartes faibles, une pratique indispensable à toute réussite, que l’on a tendance à négliger au départ. Peut-être a-t-on été présomptueux en choisissant des chemins trop difficiles, ou au contraire frileux en choisissant des chemins trop sécures, manquant de nous renforcer pour encaisser la hausse de difficulté qui nous attend au tournant. Quoi qu’il se passe, une partie de Slay the Spire repose presque entièrement sur les options que nous prenons, sur leur adéquation au flot d’une partie, et notamment aux synergies que le jeu semble parfois nous suggérer à travers ses tirages, qu’il vaut mieux savoir saisir, ce qui implique d’avoir su les repérer et ne s’apprend qu’avec l’expérience.
En bon rogue-like « traditionnel », sans la bouée de sauvetage d’une progression accumulée entre les runs – chaque partie repart réellement de zéro -, Slay the Spire fait reposer notre efficacité sur la seule qualité de nos choix, laquelle dépend de notre connaissance de ses systèmes, de ses risques, de ce qui peut y fonctionner ou non selon les circonstances. De là seulement vient que l’on s’améliore : on remarque d’autant plus de décisions possibles, et l’on anticipe d’autant mieux leurs conséquences probables que l’on a accumulé de l’expérience et des connaissances sur les systèmes de jeux, les synérgies, les risques à venir.
Et c’est peu dire qu’en la matière, Slay the Spire a de l’allonge : au terme de notre semaine intensive, on a tout juste commencé à entrer dans des lectures plus fines, à connecter efficacement nos décisions présentes à leurs implications futures, à déceler des « morceaux » de synergie efficaces même dans des parties mal embarquées … tout en percevant bien qu’il nous restait encore des pans entiers de systèmes à découvrir, des synergies à accentuer, des parties « parfaites » à aller chercher. Preuve en est : un nouveau jeu s’ouvre après les premiers runs réussis avec le système d’Ascensions, comprenant 20 paliers de difficultés ajoutant chacun un malus de partie, dont on imagine qu’il s’accumule en sommets de difficulté. Slay The Spire est de ces rares jeux dont la durée de vie potentielle n’a pas de limites (certains joueurs confirmés dépassent largement les mille heures…), du fait de sa richesse combinatoire et de la qualité de son équilibrage, qui tient du miracle. C’est, en somme, le modèle du jeu inépuisable, qui ne cesse d’être passionnant, auquel on est toujours tenté de revenir : une balise indispensable pour les amateur de son genre hybride qu’il a, en outre, quasiment inventé à lui tout seul, excusez du peu.