Première incursion de l’indé Zachtronics dans le genre du visual novel, le jeu Eliza brasse plusieurs sujets en cinq petites heures de jeu : il est d’abord une chronique de la vie de plusieurs personnages gravitant autour d’une héroïne au passé intrigant ; il mène ensuite une double réflexion, sur l’invasion des I.A. dans nos vies et sur l’utilisation des données personnelles par des sociétés privées. Malgré des idées intéressantes et proposées dans une forme soignée – jolis portraits et décors, doublages de qualité -, il peine malheureusement à aller au bout de ses intentions.
Eliza ne contient ni énigme, ni exploration de décor, mais se compose presque entièrement de dialogues. On y incarne une certaine Evelyne, conceptrice d’une technologie de traitement psychiatrique assistée par I.A. devenue le fer de lance d’une giga-société à la Facebook. Après une dépression de 3 ans suite à la mort d’un proche, Evelyne décide assez mystérieusement de se faire embaucher par son ancienne boite en tant que « proxy », sorte d’opérateur chargé de d’écouter des clients dépressifs et de leur lire les réponses et prescriptions d’une I.A. En parallèle, elle renoue avec une ancienne amie au passé de développeuse devenue anarcho-artiste, ainsi que deux anciens patrons qui tentent de la recruter dans leurs projets concurrents.
S’il met un point d’orgue à problématiser ses sujets par moult questions que se posent les personnages eux-même – une société privée peut-elle légitimement exploiter des donner personnelles pour soigner ses patients ? l’omniprésence des I.A. déshumanise-t-elle les hommes ? -, Eliza se garde de toute réponse. C’est peut-être volontaire : l’idée semble être de dire que chaque joueur se forgera son opinion, que ce n’est pas le rôle d’un jeu d’affirmer quoi que ce soit ; d’où les multiples fins qui sont autant de réponses possibles. Nous ne voyons pas l’intérêt d’une telle approche des choix dialogués. Si le jeu n’offre aucune résistance aux idées pré-conçues du joueur et ne fait que le conforter dans ses idées, alors son parcours sera ultra-consensuel et tautologique ; d’une certaine manière, il ne servira à rien. Les meilleurs RPGs dialogués (Dragon Age, Fallout New Vegas…) sont la preuve qu’au contraire, un jeu n’est jamais aussi consistant que lorsqu’il fait une distinction morale entre les options qu’il offre à son joueur, lorsqu’il tranche, donc, selon une grille de lecture morale.
Le scénario d’Eliza est certes critique sur l’usage des données personnelles par une société privée : pour l’illustrer, il propose une scène où notre personnage gagne l’accès aux mails et SMS de plusieurs patients. On en retire une gêne dont le jeu tire l’argument suivant : cette gêne est la preuve de l’immoralité du procédé. Mais en s’arrêtant là, on élude la dimension politique du problème, autrement plus gênante. Dans le monde réel, une société comme Eliza n’aurait le souci que de sa valeur, et soumettrai l’usage des données récoltées au seul accroissement de cette valeur : elle les vendrait au plus offrant, nourrissant le profil numérique de ses clients de données ultra-sensibles et possiblement disqualifiantes sur le plan social (comme dans la terrifiante expérience des notations sociales en Chine, susceptibles d’entraîner des limitations de libertés individuelles – de voyager, d’accéder au crédit, etc..). Cela reste un total impensé du jeu.
Puisqu’on parle d’impensé typiquement américain, il y a quelque chose de choquant à voir un problème de santé publique tel qu’une épidémie de dépression échoir aux seules sociétés privées, problème que le jeu ne questionne même pas. On part ici du postulat que les pouvoirs publics sont d’emblée impuissants (un personnage en fait même la remarque à la fin du jeu), et il va donc de soi que le sort du monde repose sur les initiatives des grands groupes privés. De notre côté de l’Atlantique, la pilule (non remboursée) aura plus de mal à passer…
Sur son autre thème, celui de l’Homme contre l’I.A., le propos du jeu est plus affirmé, même si notre personnage, qui aurait pu porter la cause de la capacité d’empathie des humains contre la froideur des machines, reste une page blanche trop indéterminée pour nous intéresser vraiment – la question de son passé n’est jamais vraiment élucidée -. Son seul relief est celui qu’on lui donne par nos choix, et qui ne portent à conséquence qu’à la toute fin du jeu. Il suffira de recharger le 6ème chapitre pour accéder à toutes les fins et constater que, quoique l’on décide, le jeu nous conforte dans l’idée d’une option aussi intéressante que les autres, qu’il n’y avait pas vraiment de choix regrettable. Certes, le ralliement à Eliza et son projet de singularité de l’I.A. comme stade terminal d’une humanité est peut-être l’option la plus effrayante… mais elle n’est pas non plus si horrible, notre personnage lâchant un laconique « je ne sais pas ce que j’en pense » en guise de conclusion – ce pourrait d’ailleurs être le mot d’ordre du jeu sur tous ses sujets -.
Les moments les plus intéressants sont sans conteste les séances de thérapie dans les locaux d’Eliza, qui offrent un reflet réaliste de la dépression. On y écoute, entre autre, une jeune artiste épuisée par la compétition sociale, une vieille dame cachant sa grande détresse financière sous une apparente bonhomie, ou ce jeune père dépossédé de lui-même à trop suivre les choix dictés par son entourage. L’écriture et le doublage (réussis) leur donne une immédiate épaisseur qui, par contraste, renforce notre sentiment de déshumanisation, à nous qui n’avons pour seul option que de suivre le script de l’I.A., dans le simple rôle d’opérateur qui est le notre : c’est une belle idée. Il est d’ailleurs terrible de voir la façon dont le programme répond toujours à peu près la même chose à tous les personnages (il balance les mêmes formules de politesses, conseille une appli de relaxation, un médoc et basta), en neutralisant toutes les différences individuelles dans un simulacre de compassion.
D’où vient notre excitation quand, au détour d’une séance, l’option nous est donnée de dévier du script et de choisir une réponse empathique réellement pensée par notre personnage. Hélas, ce moment n’accouche ni d’une grand émotion – c’est à peine si les patients s’en rendent compte -, ni d’un propos clair et distinct sur le problème d’une I.A. thérapeute de la psyché humaine : on ne saura pas au final si nos réponses « personnelles » auront eu plus d’effets que les suggestions du logiciel. On n’assistera pas davantage à une épiphanie de notre personnage, qui la pousserait à se rebeller contre la machine : c’est encore au joueur d’y réfléchir « hors du jeu ». A trop passer la main sur ses problématiques, et à trop retenir les émotions concernant l’histoire de son héroïne, Eliza s’essouffle sur tous ses sujets et laisse le souvenir d’un titre bien intentionné souffrant d’une molle indétermination.