Critique écrite à l’origine en juin 2011
On connaissait déjà les projets d’American McGee pour leur tiraillement entre grandeur d’un pôle artistique tout puissant et défaillance du versant ludique, banal et souvent mal réglé. Cristallisant cette approche boiteuse du game design, le premier Alice Madness alignait une plateforme très basique dans le cadre d’un univers de bric et de broc, aux fulgurances artistiques déjà incontestables. Voir l’équipe de Spicy Horse relancer sa licence avec Alice : Retour au Pays de la Folie n’est donc pas une surprise ; ce qui l’est d’avantage, c’est qu’au travers d’une aventure répétitive et bordélique, le jeu parviennent à maintenir l’intérêt par son inventivité visuelle constante.
Une direction artistique à la fois vaine et inspirée
S’inscrivant dans la suite logique du précédent épisode, le scénario reprend son approche librement adaptée du roman de Lewis Caroll, dans laquelle le Pays des Merveilles n’est qu’une hallucination, refuge d’une Alice sombrant progressivement dans la folie. La jeune fille au passé tragique évolue ainsi tout au long de l’aventure entre l’atmosphère cendrée d’une Angleterre victorienne et les contrées fantastiques de son esprit, où elle renoue petit à petit avec la vérité. A mesure qu’elle s’en approche, son monde imaginaire menace de basculer dans le cauchemar pur et simple, qui modèlera une progression alternant plateforme classique et combats acharnés.
Difficile de ne pas être impressionné par le sens esthétique à l’œuvre d’entrée de jeu, des faubourgs sombres d’un Londres début de siècle aux vallons du Pays des Merveilles. Modélisée avec goût, notre belle Alice version gothique évolue au gré d’une animation soignée dans un décor d’abord vraiment réussi. Si les premiers environnements s’agencent en tableaux élégants approfondis de beaux arrière-plan en applâts, l’esthétique ne tarde cependant pas à fluctuer en qualité. Comme tous les jeux crées par l’équipe de McGee, les éléments visuels semblent vite s’agencer au gré de l’inspiration des designer, dans ce qui vire parfois à l’exercice de style un peu vain. La narration en berne en est le symptôme le plus évident, un comble pour un récit au potentiel si énorme.
Tout le reste de l’aventure suivra cette courbe qualitative en dent de scie, alternant panoramas grandioses et vilains décors étriqués : il faudra sans doute une certaine dose de patience pour passer le cap des moments visuellement pénibles et accepter la dispersion de l’esthétique aux quatre vents, ce que confirme par ailleurs le design des personnages et ennemis pas toujours de bon goût ; mais c’est aussi cette amplitude qualitative qui à son meilleur permet des rencontres surprenantes et des visions mémorables comme celle de l’immense bâtisse industrielle du premier niveau, perçant le ciel de ses tours acérées.
Plateforme classique mais efficace
Le level-design lui même s’inscrit dans cette légèreté de traitement, agençant les tracés dans l’espace de façon chaotique. Ainsi morcelés en plateformes flottantes, les parcours n’encouragent pas vraiment à l’exploration ; mais au moins favorisent-t-il l’exercice acrobatique auquel il sont totalement dédiés. Les mécaniques de jeu en elles-mêmes, classiques au possible, comprennent un triple saut et la possibilité d’amortir sa chute qui inclinent aux déplacements aériens. Si les premiers mondes se cantonnent à des tracés routiniers et plus « terriens », le level design s’affine progressivement jusqu’à culminer vers la fin dans le niveau des passerelles en cartes à jouer flottant au beau milieu des nuages. Le morcellement des tracés y parait moins artificiel, la direction artistique a son meilleur et le challenge plus justement corsé. Encore faudra-t-il s’être accoutumé à la mollesse des sauts dont l’étrange trajectoire occasionnera plus d’une maladresse.
Parfois, les plateformes rétives donneront l’impression qu’une portion de leur surface reste inaccessible, condamnant le pied à glisser. La faute également à l’impossibilité de s’accrocher aux rebords, un manque qui se ressent comme un archaïsme à l’heure des gameplay assistées. Ces quelques reproches mis à part, il reste tout à fait possible de s’amuser pendant ces phases plutôt bien réglées dans l’ensemble. D’autant que quelques bonnes idées mobilisent d’autres pouvoirs dans le champ des parcours, qui en enrichissent la progression : le rapetissement permet par exemple de révéler des plateformes invisibles, et la bombe à retardement de peser sur l’équilibre de dalles en balance pour atteindre des points en hauteur.
Amélioration progressive = patience requise
Ponctuant ces séquences plateformesques, on combattra régulièrement des hordes de créatures dans des affrontements qui pourraient risquer de lasser, si la variété des ennemis, obligeant à adapter son approche, n’en cassait pas la routine. La gestion des caméras rigide au possible souligne cependant ce fait : Alice n’excellera pas sur le mode du beat’em all, en dépit de son sympathique arsenal alignant couteau de cuisine, poivrière mitraillette ou théière lance-grenade. Comme pour attester de sa modernité, la progression accueille également des phases de puzzle ou de glissade rudimentaires, mais ce sont surtout les élégantes séquences de plateforme 2D adoptant le style des estampes japonaises qui convainquent le plus. D’autres surprises bien venues – que nous tairons pour ne rien spoiler – parsèment l’aventure de jolies trouvailles ludiques, piquant l’intérêt du joueur qui passe ainsi de longs passages à l’intérêt relatif en sommets galvanisants.
En bonne forme, la technique servie par un Unreal Engine bien exploité ne souffre jamais de chute de frame-rate même au plus dense de l’action, et dispose de surcroit de jolis effets de lumière, d’eau et de feu. Lors des meilleures séquences, tout concorde ainsi à restituer l’ampleur vertigineuse et malade de décors foisonnant de détails, entre kitsch et références bien senties (à l’œuvre originale et au courant gothique entre autres). Certains passages vers la fin pourront laisser à cet égard un souvenir mémorable : on pense à l’organique château de la reine et son parcours accroché au dessus vide, ou encore à l’effrayant village des maisons de poupées à l’approche du majestueux train-cathédrale. A ces sommets la progression se sort ainsi de sa torpeur pour atteindre une dimension délicieusement horrifique.
La promesse de ces visions devient même l’un des moteurs principaux de la progression lorsque celle-ci se met à trainer le pied. Si l’on en fait la soustraction, il reste en effet pas mal de temps à passer dans des enfilades bourratives de couloirs, de salles et de groupes d’ennemis, sans valeur esthétique ajoutée ni investissement narratif aucun. Au delà de ses visions fulgurantes qui pourraient suffire à justifier le voyage, l’intérêt du jeu dépendra ainsi au final de votre attachement au genre plateforme et, surtout, de votre patience à l’égard de ses errements aussi bien esthétiques que structurels.
Conclusion
Alice : Retour au Pays de la Folie ne sera certes pas l’occasion pour le studio Spicy Horse de se débarrasser de ses travers habituels, puisqu’il y privilégie toujours les outrances de sa direction artistique au dépend de son gameplay. Le plaisir ludique en pâtit logiquement, du fait de mécaniques plateformes fréquemment approximatives et d’un level design bordélique par trop répétitif. Mais le manque de clarté du game design et l’indigence de la narration n’empêchent pas la progression de disposer quelques visions somptueuses et de s’affuter en cours de route, vers une fin globalement plus convaincante sur le plan ludique. Tout au long d’’une quinzaine d’heures, les joueurs les plus patients pourront ainsi gouter les charmes curieux de cette aventure pleine comme un œuf qui est aussi, probablement, le meilleur jeu conçu par McGee.