Test écrit en février 2012.
S’aventurant pour la première fois sur le terrain surexploité du Third Person Shooter avec Binary Domain, l’équipe de Toshihiro Nogashi devait encore convaincre ; convaincre qu’une autre vision du genre était possible dans l’ombre des blockbusters occidentaux mais aussi, simplement, que l’exercice ne virerait pas à la copie sans âme. Mission accomplie pour les créateurs de Yakuza : malgré son budget modeste et sa réalisation dépassée, le shooter de Sega enchaîne avec fougue visions robotiques stupéfiantes et fusillades jouissives.
Un vrai TPS à l’occidentale ?
La trame scénaristique s’aventurait pourtant en terrain connu : en l’an 2080, le monde découvre l’existence de robots d’apparence humaine, prémices d’une invasion robotique que les grandes puissances entendent tuer dans l’œuf. Pour mener l’enquête, on missionne des soldats d’élite à Tokyo pour y séquestrer l’inventeur des simulacres, un certain Yoji Amada. Le joueur dirige l’un de ces troopers, héros américain qui semble un temps ranger Binary Domain sous ses influences occidentales. Ce n’est qu’un leurre : dès son entame, l’intrigue s’installe dans un Tokyo qu’elle ne quittera plus. Jolie pirouette scénaristique par laquelle l’équipe de Nagoshi justifie un retour dans ses quartiers familiers – jamais bien loin de sa série Yakuza – court-circuitant le « choc des cultures » attendu.
TPS oblige, le gameplay de Binary Domain reprend les codes établis par le genre sans pour autant faire dans la copie au rabais. On pense forcément à Gears of War, dont il reprend les fusillades en couverture : mêmes mouvements de course et roulade, même mapping des touches, la reprise réussie de contrôles classiques assure les bases d’un gameplay immédiatement confortable…. d’autant que l’animation des personnages, vive et précise, confère à l’action la nervosité attendue.
Réalisation dépassée
Au premier regard, la réalisation cache pourtant mal ses limites : l’ampleur des scènes reste modeste, limitée par un level-design en couloir un brin répétitif, qui ne s’évade jamais trop loin. Certaines textures hideuses font craindre le pire, et les effets – de pluie, d’explosion – accusent une génération de retard : autant d’indices d’un budget modeste qui fait plafonner les ambitions du titre. Difficile de ne pas tiquer également sur les restes d’une approche old-school : le héros mis au sol au cours d’une fusillade bénéficie par exemple d’une trêve miraculeuse jusqu’à sa remise sur pied. Autre coup porté à la crédibilité, les améliorations d’armes et statistiques s’achètent auprès de vendeurs automatiques placés dans les endroits les plus incongrus – égout, laboratoire secret, sommet d’immeuble…
Parfois trop visible, ce bricolage de vieux et de neuf parvient le plus souvent à convaincre, épousant les contours d’une direction artistique inventive : d’abord confiné aux ruelles de Shibuya, le champs s’ouvre vite sur l’arrière plan d’un Tokyo futuriste : buildings clinquants, places publiques aseptisées, les environnement laissent l’imaginaire du joueur relier les points d’un arrière-monde cohérent. Cette inventivité vitalise également la progression, en accélération constante : de glisse le long d’un tunnel pentu en courses poursuites sur l’autoroute, l’effort de variation ludique accouche d’une structure trépidante qui conjure tout risque d’ennui.
Les visions robotiques au cœur du jeu
Points de convergences de ces emballements de l’action, les boss entrent en scène comme autant de visions stupéfiantes, hantant l’espace de jeu de leur présence anxiogène. Le choc et l’ivresse de ces visions dantesques est décuplé à mi parcours, où le joueur plonge dans une série de confrontations épuisantes avec, en point d’orgue, une bataille sur autoroute : un Terminator sur roues y prend le joueur en chasse, le prend de vitesse, se reconfigure devant lui jusqu’à mesurer 10 mètres de haut, le tout animé de main de maître dans un fracas métallique tétanisant. Ce face à face avec les monstres-robots est le véritable cœur du titre, que les phases de shoot plus communes prolongent à merveille.
Souci de variété oblige, les robots « de base » sont déclinés selon les archétypes classiques : simple fusilleur, sniper embusqué ou robot-ninja hyper agile – il y en a d’autres – disposent tous de leur I.A. bagarreuse. De ces vagues ennemis variés émane en revanche une même aura de pure détermination meurtrière, tandis qu’ils progressent inexorablement vers le groupe avec un calme froid, à glacer le sang.
Leur constitution est tout aussi étrange, squelette métallique entièrement recouvert de blindage. La localisation précise des dégâts permet de les disloquer peu à peu ; à défaut d’accrocher leur tête, on les détruira morceau par morceau, les tranchant parfois en deux. Vision d’horreur : la moitié restante rampe alors vers le joueur avec une vivacité affolante. La surprise, c’est que le plaisir pris à les tuer se voit constamment renouvelé : chaque balle offre sa gratification visuelle immédiate – arrachant un morceau, révélant un bout de squelette. Les sensations de tirs sont quant à elles plutôt bonnes, grâce à une physique des armes bien retranscrite – fort recul et bruitage de qualité compris.
Narration au premier plan
Plus regrettable, les scènes spectaculaire sont souvent entachées de ralentissement impromptus qui viennent gâcher la fête – un grief dû aux insuffisances d’un moteur graphique pas toujours à la hauteur des ambitions du développeur. Le séquençage n’en reste pas moins surprenant et moderne, trouvant une belle amplitude sans quitter les confins de Tokyo : une réussite due à l’omniprésence d’un récit qui ne lâche jamais son emprise. C’est l’une des qualités « surprise » de ce Binary Domain, qui conserve en toutes circonstances son focus narratif. La moindre séquence ludique est propulsé par une cinématique de transition, dans un passage de relai hyper fluide, au point d’être invisible : un simple recadrage de la caméra dans le dos du personnage redonne au joueur le contrôle.
Eu égard aux thèmes abordés, on attendait beaucoup de cette histoire de robots dotés d’émotions, sans doute trop : le joueur missionné pour les tuer aurait pu se trouver face à des dilemmes insolvables, dans une tension morale que les premières cinématique annonçaient pourtant – voir la fantastique scène du suicide d’un simulacre, traumatisé de se découvrir robot. Malheureusement, Binary Domain n’en fait pas son sujet et se cale au final sur le ton décomplexé d’une série B d’action typée 80’s. Malgré ce manque de considération pour ces fascinants robots au destin funeste, le focus narratif conserve son charme jusqu’au terme d’une histoire au dénouement globalement satisfaisant.
Le premier « tamagochi-shooter » de l’histoire ?
Dans un tel cadre narratif, le système d’affinité avec les PNJ de son escouade promettait gros: transformé en Tamagochi surarmés, les coéquipiers peuvent potentiellement se vexer d’une mauvaise remarque ou se prendre d’affection pour le joueur. Pourtant, loin de créer les bifurcations narratives attendues, le système n’aura finalement qu’un impact très limité sur le cours des évènements : les compagnons pourront, au pire, décider de snobber les ordres du joueur lorsque sa côté d’amour aura chuté. Le levier de cette confiance est lui aussi limité, et ne passe pas tant par les discussions que par l’action : il suffit d’aligner quelques headshots pour monter les jauges sans forcer. Occasion manquée, même si le système propose quelques discussions contextuelles sympathiques.
Comme il est désormais impossible de proposer un TPS sans son versant multijoueur, Binary Domain s’est bardé d’une série de mode compétitifs sympathiques, où le gameplay trouve naturellement sa place. On y prend part à des batailles en chacun pour soi ou en équipe, dans des portions de niveaux de la campagne choisis pour leur ouverture. S’ajoute à cela un mode Invasion inspiré du mode Horde de Gears of War, rallongeant d’autant la durée de vie d’un titre qui, soyons clair, brille surtout par son solo.
Conclusion
Binary Domain n’a peut-être pas les atours clinquants des TPS occidentaux, limité dans son ambition par une réalisation dépassée et les vieux reste d’un game-design à l’ancienne. Aucun de ces griefs ne suffit pourtant à rendre compte de la réussite de cette aventure, qui file à toute allure de visions saisissantes en fusillades jouissives. Ces visions de cauchemar sont l’obsession d’un récit d’action qui trouve les bonnes solutions pour se raconter, articulant cinématiques et phases ludiques variées dans un habile séquençage sans temps mort. Sans conteste, l’équipe de Nagoshi s’en tire avec les honneurs et livre dès sa première incursion dans le genre un titre à forte personnalité qui, on l’espère, en annonce d’autres.