Critique publiée par Benoît le 15/12/2014 sur Apps-and-play.com, site d’actualités et de tests sur les jeux mobiles en activité en 2014 et 2015.
Simulation de garde-frontière aux portes d’un pays soviétique , Papers, Please est un jeu de bureaucratie infernale, rythmé par le défilements de visages blafards devant notre poste, voyageurs que l’on aura pour tâche d’accepter ou de refuser après vérification de leurs papiers. Un jeu au contexte déprimant, qui se révèle paradoxalement captivant, et nous arrive sur iPad dans une version parfaitement adaptée aux supports tactiles.
Bienvenue en Arstotzka, camarade
Le mode « Histoire » nous place dans les bottes d’un père de famille nommé garde-frontière, dont l’efficacité conditionne la paye, qui à son tour permet de s’acquitter du loyer, de chauffer l’appartement de fonction et de mettre de la nourriture sur la table. Pour peu que l’on se montre trop lent à trier les voyageurs en règles de ceux en infraction, ou que l’on enchaîne les mauvaises décisions (sanctionnées d’une amende), il faudra se résoudre le soir venu à une gestion de la misère (couper le chauffage ou se passer de nourriture, cruel dilemme), au risque de retrouver femme et fils morts de faim au retour du travail. Bonjour la pression…
Et donc on accélère, ou du moins, on essaie : on optimise ses rangements sur la table de travail, on mécanise ses gestes et l’on priorise ses vérifications (date d’expiration, nom, sexe, puis poids). Bientôt, c’est la gestion « affective » que l’on optimise : on n’écoute plus les suppliques d’une femme sans passeport la séparant de son mari en trois taps cruels ; on se blinde contre les insultes et détresses, devenant progressivement le bras armé d’un état sans pitié, juste pour quelques roubles de plus. Telle est la pratique toute en tension morale qu’induit Papers, Please : l’optimisation de l’efficacité s’y fait au prix de la compassion, sacrifice obligatoire pour survivre et espérer voire le bout du jeu.
Chaque jour qui passe (sur 31 au total) fera en outre grimper la difficulté d’un cran, ajoutant ici un papier à présenter, là une règle à prendre en compte : passé le jour 15, on demandera ainsi le passeport, la carte d’entrée si le voyageur est étranger, la carte de travail s’il vient pour une embauche, le tout à vérifier en un temps qui, lui, n’est pas extensible. Les pièces sont-elles toutes valides ? Le numéro d’identité est-il le même sur l’ensemble des documents ? La personne est-elle du même sexe que celui indiqué ? Son surpoids est-il suspect ? En cas de problème, on relie deux éléments discordants pour mettre la personne devant son mensonge ou oubli, avant de choisir la sanction – soit le tampon rouge du refus, soit l’incarcération musclée -.
Grosse tension ludique
Derniers outils, en cas de doute : on pourra vérifier les empreintes ou scruter la personne au scanner, humiliant mais indispensable pour s’assurer qu’elle ne porte ni bombe ni paquet de drogue scotchées sous les vêtements. Et quand bien même tout les voyants sont au vert, il faut encore vérifier si notre voyageur n’est pas l’un des trois criminels « Most Wanted » du jour.
Autant de tâches thématiquement pesantes, qui sont en même temps, paradoxalement, distrayantes voire gratifiantes, dans un grand écart glaçant dont on n’arrive jamais à s’accomoder : épingler une erreur s’accompagne toujours d’une petite satisfaction, de la petite jouissance de maîtriser la situation, tel un cador des frontières empli de son petit pouvoir bureaucrate… sentiment mesquin que le jeu vient tacler en permanence en attisant la culpabilité par dialogues interposés, pour nous rappeler combien ce petit pouvoir du « coup de tampon » est insidieusement, silencieusement cruel et inhumain. Dans Papers, Please, la progression du joueur est ainsi, forcément, une lutte contre lui-même, contre ses émotions et son humanité : une idée de design troublante qui ne laisse pas de fasciner.
On apprécié également le développement d’une structure narrative légère, via l’apparition de personnages-clés à des moments précis ; on pense à ce papy des campagnes au passeport bricolé, tentant de passer les frontière sans succès, running gag qui court sur toute la durée du jeu ; ou encore, à cet agent masqué d’une faction anti-dictature, infiltrant ses espions par notre aide – pour peu que l’on accepte, et que l’on parvienne à décrypter ses messages codés -, espions dont les actions font ensuite les gros titres de la presse. Seule contre-partie de cette scénarisation légère, le jeu y perd un peu de sa fraîcheur lors d’un second run – les événements narratifs sont scriptés et surviennent à jours fixes. Quant à la version iPad, pour finir, il s’agit tout simplement de la meilleure du jeu : le gameplay tout en glissés de papiers et organisation d’un espace limité fait des merveilles sur l’écran d’une tablette, et l’interface réagencée en mode portrait assure un confort optimal.
Conclusion
Si son look austère et sa thématique pesante risquent d’en repousser plus d’un, Papers, Please n’en reste pas moins l’un des jeux les plus surprenants sorti sur mobile en 2014, sorte de simulation de « petit pouvoir bureaucrate » qui cache sous son principe simpliste et répétitif (accepter ou refuser le passage aux voyageurs) des ressorts ludiques accrocheurs ; manière brillantissime de mettre en balance l’exigence du « jouer bien » et le sens moral, compassionnel de son joueur, dans une tension extrême qui contribue à le rendre fascinant. Une perle rare et traduite en français, fortement conseillée aux joueurs curieux.