Pour qui n’est pas un fin connaisseur du genre « gestion », Oxygen Not Included fait une drôle d’impression ; on me souffle à l’oreillette que c’est normal, que les productions du studio Klei (dont c’est mon premier jeu) sont des monstres de systèmes imbriqués qui demandent de leur joueur une implication totale. Après un démarrage plutôt doux – le jeu est mignon, bien présenté et commence très progressivement sur sa première heure -, je me suis en effet fait retourner comme une crêpe par ses premiers paliers de difficulté, noyé sous une quantité invraisemblable d’informations et d’événements simultanés à gérer… pour finir par y revenir quelques heures plus tard, déjà complètement accroché.
Sous la matière, la règle
Dans Oxygen Not Included (ONI pour ses adeptes), le joueur est chargé de diriger une petite troupe de clones-ouvriers corvéables à merci, téléportés au cœur d’un astéroïde pour mieux s’en échapper dans une fusée… Ce qui parait simple, résumé ainsi, se révèle vite un parcours du combattant décomposé en énormément de sous-étapes, reposant elles-mêmes sur un nombre astronomiques de micro-actions. De fait, le joueur ne cesse de passer d’une macro-gestion de sa base, via les grands défis techniques et objectifs qu’il se donne comme boussole, à une micro-gestion ultra-précise, s’agissant de décider quel bloc casser ou pas, quel bâtiment construire, à quel bonhomme le demander et à quel moment le lui faire faire. Eu égard à sa complexité, on imagine sans mal Oxygen Not Included être un jeu de chevet pour des chercheurs de profession.
Et pour cause, ONI a quelque chose d’une transcription ludico-scientifique de notre monde, en mode certes réduit, compressé, résumé, cartoonifié, mais tout de même remarquablement complexe. La matière de son environnement ludique se comporte comme celle d’un vrai monde – c’est, en ce sens, une simulation pur jus -, en ce qu’elle est régie par des bouts de vraies lois physiques : la gestion de la nourriture de nos « clones » repose ainsi sur la considération des calories qu’ils dépensent, celle de l’électricité implique de penser à la puissance de notre réseau ; quant aux gaz, ils ont leur densité et leur température propres, qui interviendront très souvent dans le champs du jeu (parfois de façon fatale) et influeront sur nos décisions. Comment faire circuler le CO² dans sa base ? Où est-on susceptible de le voir s’accumuler ? Comment éviter la surcharge de son réseau de câbles électriques ? On pourrait y répondre par des connaissances scientifiques ; à défaut de connaissances préalables, on les résoudra par l’observation, un peu de réflexion et l’expérimentation, un peu comme dans TP de Physique-Chimie.
Tout se transforme
L’autre élément fascinant de ce monde de matières et de lois physiques, c’est que, pour paraphraser la citation attribuée à Lavoisier, «rien ne s’y perd, rien ne s’y créé, tout s’y transforme » ; la moindre action, le moindre événement qui s’y produit est la transformation d’une chose en autre chose : les nombreux blocs de roches qui composent notre astéroïde sont tous transformables à coup de pioche en minerai stockable et exploitable, de mêmes que les fleurs donnent des graines que l’on peut cuisiner pour en faire des calories transformées en mouvements par nos clones. Des minerais récoltés, on peut ensuite construire des bâtiments, comme cette simili-« roue pour hamster » transformant la course d’un ouvrier en électricité, électricité que l’on peut en outre obtenir à l’aide de générateurs transformant le charbon, l’hydrogène où le pétrole en énergie, nourrissant à leur tour la grande machine à transformer. Voilà ce qui nous a captivé dans ce jeu : c’est sa consistance de réel, conféré par ce pouvoir de transformer toute chose en autre chose selon une sorte de « Very best of » de nos lois physique.
L’autre enjeu principal d’Oxigen Not Included est encore un enjeu de scientifique, ou plutôt de technicien : c’est celui d’une lutte constante et acharnée pour le contrôle sur sa partie. Il peut porter sur l’espace de jeu, que nous disputent vite des zones dangereuses, comme celles où flotte un gaz irrespirable, celles comportant des blocs de slime porteurs de maladies, ou celles dont les températures extrêmes peuvent s’avérer mortelles – chaque difficulté admettant plusieurs solutions -. D’une façon plus général, on bataille, tout simplement, pour maintenir le contrôle sur les systèmes de jeu, constamment menacées de déstabilisation par chaque nouveau projet, parfois même par de simples actions, la bonne marche d’une partie ne tenant qu’à des équilibres fragiles. Dans ONI, les systèmes physiques sont en effet si imbriqués que la maîtrise de l’un implique presque toujours celle des autres : stabiliser son agriculture dans le temps implique d’avoir stabilisé son circuit électrique, son circuit d’eau propre et polluée, la température de sa base, et ainsi de suite. Quelque soit le fil technique que l’on tire, c’est toute la pelote du monde qui vient… et qui est susceptible de casser à la moindre rupture de fil.
Contrôler l’équilibre des systèmes
Eu égard à la grande sophistication de ses données ludiques, et à l’élévation exponentielle de leur nombre passé l’introduction (en gros, de la pose des premières toilettes à l’installation d’une station de recherche), les nouveaux micro-problèmes ne cessent d’arriver en masse lors des premières parties. Et l’inter-connexion de tout fait qu’un micro-problème ne reste jamais micro très longtemps, et prend vite les proportions d’un cataclysme suite à l’une des effrayantes réactions en chaîne qui s’ensuit, et qui se vit à chaque fois comme un torpillage de sa partie entière : il faut tellement d’action et d’énergie pour réparer la plupart des erreurs que l’on a souvent meilleur compte de repartir à zéro « en faisant tout bien cette fois », pour la dixième fois de la journée.
La grâce d’Oxygen Not Included, la réelle condition de son accroche, c’est qu’il permet vraiment d’apprendre de ses erreurs et de les éviter la fois d’après : c’est même ainsi que l’on y progresse, en se faisant d’abord arrêter par le premier circuit électrique raté, puis par les premières tentatives de canalisation d’eau conclues en inondation, puis par les premières famines, etc. Même s’ils nous poussent à l’épuisement et qu’ils nous donnent parfois l’impression d’être face à une boite opaque, trop exigeante ou trop fermée, les problèmes techniques qu’ONI produit à la chaîne donnent toujours envie de se remettre à l’établi pour expérimenter des solutions, tenter de nouvelles association de machines ou un nouvel ordre d’action mieux priorisé. De fait, il nous transforme, en nous rendant toujours plus rigoureux, posés, logiques et organisés, toujours plus en contrôle (de nos nerfs, de ses systèmes, de leur équilibre précaire) contre le spectacle chaotique de ses catastrophes.