En pur jeu de commande pour son studio Respawn, Jedi : Fallen Order présentait le risque de se planter dans les grandes largeurs. Et pour cause, on y sent fortement le « patchwork » de bouts de jeux populaires (une louche d’Uncharted, une pincée de Dark Souls, un zeste de Zelda) aux jointures rigides. Pourtant, le jeu fonctionne plus souvent qu’elle ne déçoit : il est un cas d’école de ce qu’un studio aguerri, avec un sens des priorités à toute épreuve, peut accomplir en un temps de développement limité (il fallait sortir avant le neuvième film au cinéma), en livrant une expérience parfois défaillante, bugée et disjointe, mais le plus souvent amusante.
Ne soigner que ce qui compte pour boucler dans les temps
Il s’agit, en somme d’une vision du développement comme art de soigner ce qui compte dans l’expérience du joueur au détriment du reste. Si l’on s’étonne parfois du manque d’animations lors des chutes mortelles (le personnage disparaît dans un fondu au noir), des nombreux bugs de collisions et de la laideur de certains passages, c’est pour mieux les oublier l’instant d’après sous l’effet d’une phase réussie. Toujours dans cette idée de laisser une bonne impression, Fallen Order soigne clairement son début et sa fin, spectaculaires, intenses et clairement plus impressionnants visuellement que tout le reste du jeu : ils propulsent et réceptionnent avec fracas une plaisante histoire d’éveil de la force chez un jeune Jedi pris en chasse par la clique de Vador, de planète en planète. Quid des références aux films « canoniques » ? Bien que présentes, elles ne plombent jamais cette aventure qui creuse son petit trou après l’épisode 3, entre fidélité aux schémas narratifs de la saga et fraîcheur de personnages tout neufs.
Sa formule ludique est en revanche moins fraîche, à cheval entre l’action à-la-Dark-Souls, la plateforme façon-Uncharted et l’aventure puzzlesque rappelant les Zelda, aucun de ces pôles ne prenant jamais le dessus : une phase de combat succède à une énigme, qui suit une épreuve de franchissement, dans un séquençage très rigide qui fait sentir les exigences « marketing » à l’arrière-plan (il a clairement fallu cocher des cases sur un cahier des charges, conformément aux « attentes d’un marché »). Pour le dire autrement, Fallen Order n’est pas porté par une grande idée de jeu qui viendrait lier ensemble ses phases en un tout cohérent : en ceci, c’est un titre très scolaire, dont la valeur est exactement égale à la somme de ses parties, qu’il ne transcende jamais.
Un jeu disjoint
L’évaluer, c’est donc évaluer ses composantes indépendamment les unes des autres… et de ce point de vue, chaque facette est juste assez réussie pour laisser au final, et malgré ses défauts, une assez bonne impression. Les combats, pour commencer, sont à mi-chemin de ceux des Batman de Rocksteady et de Dark Souls : ils reprennent au premier son système de combos composés de blocs d’animation insécables, et au second, l’importance du timing des coups, du placement et des options défensives (les roulades, gardes et parades sont essentielles à la survie). Certes, il arrive parfois que l’on peste devant les imprécisions de ce système, pas toujours aussi juste qu’on l’aimerait. On a par exemple l’impression de ne pas taper de la vraie matière, sauf lorsque les sabres s’entrechoquent, mais plutôt de voir se déclencher deux animations concomitantes (du coup porté et du coup reçu) sur fond de hitbox approximatives. Autre soucis, nos roulades se déclenchent avec une latence un peu trop grande, ce qui oblige à jouer de façon très conservatrice pour éviter les roustes.
Fallen Order n’a pas la rigueur et le niveau de précision d’un Dark Souls, c’est entendu : pour autant, cela n’empêche pas ses combats d’être globalement prenants, voire par moment jouissifs. Entièrement joués au sabre laser, que l’on ne peut échanger contre une autre arme mais dont on peut changer la prise, ils excellent à nous faire nous sentir surpuissant face à la piétaille, malmenée à coup de pouvoirs de la force, mais aussi tout petit faces aux boss, qui sont pour la plupart du côté obscur, munis de sabre avec lesquels ils nous martèlent de coups parés à grand peine dans un déluge d’animations spectaculaires. Bref, on s’y sent autant Jedi que possible, quand bien même la magie est parfois rompue lorsqu’un ennemi s’empêtre dans une texture ou qu’il est pris en flagrant délit de tricherie (coups téléguidés, invulnérabilité temporaire lors d’un combo…).
Le fun au dépend du beau
Même constat pour les phases de franchissement : leurs coutures ont beau être grossières, elles remplissent convenablement la fonction de nous faire « expérimenter » le décor d’une façon variée et distrayante… au prix toutefois d’un level-design touffu, visuellement brouillon, où l’esthétique n’est qu’une vague arrière-pensée. Pour commencer, tous les niveaux semblent flotter au dessus d’arrière-plans aux textures floues et très lointaines, bizarrement composés et comme coupé de notre plan de jeu. Cette impression de monde factice est renforcée par les innombrables indices d’interactions qui saturent les surfaces : des stries horizontales maculent les murs permettant le wall run, les textures des « zones d’escalades » (grillages, plantes diverses, roche écaillée) balafrent des pans entiers de falaises et montagnes… Difficile de s’y croire.
D’une manière générale, la composition esthétique n’est pas la préoccupation première du jeu (nos screenshots ne sont pas représentatifs) : le plus souvent, ce sont les phases ludiques qui dictent la forme des environnement, et l’équipe artistique s’y adapte comme elle peut, parfois soumise à des archaïsmes qui font quand même un peu tâche dans un triple-A : outre les cordes d’escalades et autres poutres d’équilibre, artifices vieillots plantés au milieu du décor comme le nez au milieu de la figure, les level-designer osent encore les pentes glissantes à la « Sonic Adventure » qui, à elle seule, cassent toute prétention des mondes de jeu au réalisme, même si l’on conviendra qu’elle sont aussi une manière ludique (quoique d’une jouabilité imprécise) de charger des gros segments de niveau.
De beaux donjons, lieux des puzzles
S’il se compose rarement en visions, ce level-design tarabiscoté, tout en angles bizarres et conventions plateformesques d’un autre temps, est en revanche un plaisir à démêler, dans la tradition des Metroidvania que le titre reprend avec un grand sens du rythme : à mesure que l’on gagne des capacités, les décors de prime abord linéaires et fermés se mettent à nous « parler » davantage, et s’ouvrent sur de nouvelles zones toutes intéressantes à pratiquer – d’autant qu’un système de carte nous aiguille très clairement vers les chemins déblocables -. Aucun lieu n’est ludiquement gâché dans Fallen Order : chaque endroit propose son interaction au moins amusante, au mieux jouissive, de la phase de plateforme récompensée par un coffre secret aux grands temples-puzzle souterrains, dans la lignée des Zelda ; temples qui sont, selon nous, ce que le jeu propose de plus rigoureux du point de vue du game design, et ce n’est pas un hasard.
Le « temple » à la Zelda, auquel on pense forcément ici, peut être vu comme le point d’intersection du ludique et de l’artistique : c’est un lieu où le décor se fait lui-même puzzle, où le joueur manœuvre des pans interactifs de l’espace pour débloquer des chemins, où la donnée ludique est fondue dans la composition visuelle : il est alors question d’interpréter les signes visuels du décor, tels des traducteurs du « level-design » en verbes d’action, pour que des déclics se produisent, commandant à leur tour des solutions mêlant astuce et agilité. A ce titre, les énigmes racées, malines, visuellement très réussies de Fallen Order, sont le vrai point de jonction entre ces différents systèmes de jeu, les seuls moments où plateforme et énigmes, résolues par l’usage des pouvoirs sur un décor enfin bien composé, sont réellement articulés pour donner à réfléchir et apporter une forme de satisfaction plus complète. Ces « donjons » nourrissent l’idée qu’un grand jeu d’aventure sommeillait peut être ici dans les replis d’un titre d’action-plateforme sans éclat mais fonctionnellement plaisant. Si suite il y a, on espère que ce versant prendra la place impériale qui lui revient de droit.