Supraland est un puzzle-game étonnant. S’étalant sur plus de 20 heures en un vaste open-world plein à craquer de puzzles (il y en a partout), il est l’oeuvre d’un seul homme, l’allemand David Münnich, dont la prouesse est d’autant plus remarquable que le jeu est globalement bien « fini » : quasiment pas de bugs, juste quelques rudesses aux entournures. Il n’est pas sans rappeler Portal, excusez du peu, entre sa vue à la première personne et ses énigmes mêlant réflexion et action ; il a aussi quelque chose du Metroidvania, dans sa façon d’ouvrir progressivement son monde en offrant au joueur de nouveaux outils de déplacement. Moins glorieux, il a parfois des airs de mod « amateur » par son allure générique et son ambition démesurée… ce qui ne l’empêche pas d’être un jeu redoutablement malin et captivant.
Une frénésie d’énigmes
Sa première accroche, c’est son monde « bac-à-sable » pris au pied de la lettre : il se déroule dans un jardin, que l’on découvre en tant que figurine de plastique habitant le village des jouets rouges. Notre mission sera de renouer le contact avec le village des bleus à l’autre bout du jardin, trame narrative niaise et bêbête qui reste heureusement au second plan. L’idée de monde-miniature à au moins cet intérêt de thématiser son apparence « à peu de frais », même si elle ne va pas totalement au bout de son intention – on se doute qu’il aurait fallu quelques artistes dédiés à cette seule tâche pour cela. En l’état, la composition visuelle n’étant pas la spécialité du développeur, les paysages restent brouillons (seuls les puzzles priment), et les modèles (d’arbres, de bâtiments, de roches) sont aussi génériques que les personnages-bâtons eux-mêmes. Heureusement, cela n’entrave pas vraiment les satisfactions apportées par le jeu, où alors juste au début.
A force de le pratique, on finit même par se prendre d’affection pour ce décor « pour le jeu » qui s’étale à perte de vue, où tout ce qui est visible est presque toujours atteignable, où la moindre progression se prête à une énigme. On finit par être emporté par cette générosité, cette frénésie du puzzle déployée avec une ingéniosité folle, allant du format court (deux-trois action et c’est bouclé) au format long et complexe, faisant feu de tout bois, ou plutôt faisant « énigme » de toute sorte d’éléments : l’électricité, la gravité, la couleur, les objets utilisés comme dans un point & clic, les sauts employés comme dans un jeu de plateforme, les caractéristiques diverses de matériaux (bois, métal, eau, roche, éponge…), mais aussi les textures ou encore la lumière, comme s’il s’agissait d’essayer tout ce que le game-design peut offrir de grammaire élémentaire. Et puis il y a nos pouvoirs eux-même, que l’on acquiert progressivement au cours de l’aventure et qui compliquent la donne plus qu’ils ne la simplifient. A minima, la solution d’un puzzle repose sur deux ou trois de nos pouvoirs combinés, mais de façon toujours différentes, toujours réinventée, jamais routinière.
Le déplacement, enjeu des puzzles
Les énigmes ont en outre une dimension « spatiale » essentielle, qui lie réflexion et agilité. On pourrait même dire que l’enjeu d’une énigme dans Supraland, plus que le trésor au bout du chemin, c’est toujours un déplacement qui valide notre bonne compréhension en la concluant par l’action réussie. Cette partie « performative » des énigmes est bien souvent un défi en soi, tant certaines épreuves reposent sur un timing serré ou sur un franchissement « plateforme » précis, à base de double puis de triple-saut, auxquels s’ajoutent d’autres outils ouvrant à chaque fois des possibilités de déplacement renversantes.
Ces nouvelles capacités se révèlent idéalement dosées pour être aussi permissives que contraignantes : elles ouvrent juste ce qu’il faut de chemins pour offrir des possibilités grisantes, sans « casser » le jeu par une hypothétique toute-puissance du déplacement, que l’on n’acquière jamais – et c’est heureux. Cet art du dosage passe aussi par le level-design, qui structure la progression avec une grande intelligence. Il canalise notre parcours en le bornant de pentes, de falaises et de canyons qui nous permettent de passer aux seuls endroits prévus, tout en nous résistant subtilement par ailleurs. Une fois les autres outils acquis, le level-design se dote en outre de nouvelles « passerelles », qui décloisonnent le décor de façon jouissive.
Le joueur, ce Mac Guyver du puzzle
Apprendre à repérer ces chemins et à les utiliser intelligemment est l’une des grandes satisfactions offertes par le jeu, qui place une grande confiance dans notre intelligence. Le joueur selon Supraland, c’est un joueur en alerte permanente, guettant la logique cachée derrière les matières et l’agencement du décor. C’est un joueur qui expérimente sans relâche et n’attend aucune solution prémâchée ni indice appuyé : une sorte de Mac Guyver du puzzle-game en somme. C’est de cette idée du joueur comme bricoleur de génie que vient parfois l’impression, devant une solution officielle, d’avoir exploité un bug ou une limite du jeu, d’avoir créé son propre chemin hors du cadre prévu : de fait, ce n’est presque jamais le cas. Les solutions canoniques sont elles-même d’improbables bricolages entre nos pouvoirs et l’espace de jeu, et confinent parfois à la limite du pensable. Cette approche a ses grandes satisfactions, quand on sort victorieux d’un bourbier à penser. A l’inverse, on pourra aussi rester sérieusement coincé, même si un système d’aide déclenché en cas de blocage tente de nous remettre sur la piste.
Si le jeu ne fait pas toujours preuve de pédagogie s’agissant d’introduire ses mécaniques les plus retorses, ses meilleures énigmes n’en sont pas moins de pures merveilles. Construites comme de grandes suites d’actions dans un espace parfois très grand, elle mêlent ce qui a été appris tout au long du jeu et créativité sur le fil. Certaines d’entre elles portent sur des circuits électriques qu’il faudra bricoler tant bien que mal avec ce qui est à portée de clic ; d’autres reposent sur la coloration d’objets par des machines à peindre, dont la manipulation elle-même est une énigme en soi. On n’en dira pas plus, sinon que les interactions surprenantes sont nombreuses jusqu’au dernier boss, qui est en fait un grand puzzle sous-pression, à la fois tordu et logique, articulant une dernière fois les principales ficelles du jeu.
L’autre boss (il y en a deux) est en revanche moins satisfaisant, et pour cause : il se joue sur le mode du FPS, mode que le jeu réactive de temps en temps quand il fait surgir des ennemis par petites vagues vite éliminées. Ces phases sont complètement à côté de la plaque, et sont clairement la mécanique de trop pour Supraland qui trahit là son esprit de « super-mod », son léger manque de maturité : il aurait été meilleur sans ce versant qui n’apporte rien, sinon une carotte pour la progression, par l’entremise des pièces lâchées par les ennemis – à échanger contre des améliorations du gameplay (tir, saut, etc…) -. Au rang des impairs, citons aussi la difficulté à utiliser le rayon violet, mal expliqué et dont le comportement physique part parfois en vrille. Ces quelques maladresses mises à part, l’ambition folle et l’intelligence de Supraland s’avèrent surtout payantes, tant il se montre généreux, riche de quelques énigmes de haut vol et susceptible d’absorber son joueur des heures durant alors qu’il s’était juste lancé pour une petite partie de trente minutes.