On pouvait craindre qu’après toutes ces années passées sans publier de jeu solo ambitieux, Valve ait pu perdre un peu de son expertise en la matière, pour finir par ne plus être que la firme derrière Steam. Half Life : Alyx, son premier grand jeu en réalité virtuelle et nouvel épisode intermédiaire avant un Half Life 3 qu’il est de nouveau permis d’attendre (voir la fin de celui-ci), prouve qu’il n’en est rien : le studio récite ses gammes de game-design comme si de rien n’était, en déployant des bases (didactisme, sens du rythme, séquençage) qui sont maintenant partagées par nombre de jeux à composante narrative mais qu’il a très largement inventées avec Half Life 1 et 2 ; et si ce nouvel épisode prouve quelque chose, c’est que les nouvelles têtes qui composent l’actuelle équipe de développement les maîtrisent mieux qu’aucun autre, en plus de hausser de plusieurs crans les standards de qualité en réalité virtuelle (VR).
Un monde de S.F. qui se raconte par l’objet
Le premier constat inévitable quand on entre dans Half Life : Alyx, c’est son époustouflante mise en forme ; on pourra même arguer que son attrait tient principalement à cette projection d’un fond classique (un bon FPS narratif dont on connait la recette par cœur) dans ce nouveau medium, que le studio aborde comme s’il fallait en définir les contours une fois pour toute. Cette forme nouvelle, c’est celle qu’apporte la VR, celle de la présence physique des objets et des lieux (ou plutôt de son illusion). Vous passerez probablement le premier chapitre totalement sidérés par ces sensations, surtout si c’est votre première expérience prolongée de la VR (comme ça l’était pour nous), et cette sidération n’est pas forcément le trait des seules scènes spectaculaires.
De toute évidence, le jeu décroche la mâchoire lorsqu’il nous présente l’un de ces sublimes panoramas de science-fiction où la vue se dégage sur l’une des ces giga-structures extraterrestre surplombant les rues de Cité 17. Mais c’est peut-être, étonnamment, à la petite échelle que cette présence physique sidère le plus, celle, anti-spectaculaire, des objets du quotidien : ce monde composé pour le regard et les interactions manuelles est d’abord un monde fait d’objets que l’on peut attraper, manipuler, lancer, parfois même casser, et observer sous toutes les coutures. Si la résolution de notre casque (HTC Vive) n’était pas optimale pour restituer leurs textures dans le détail, on n’en a pas moins passé un temps déraisonnable à saisir des brosses pour effacer les tableaux avant d’écrire au feutre « Je m’appelle Benoit », à tenter de jeter des bouteilles de lait sur les pigeons du balcon d’en face, à scruter la moindre inscription sur les objets même inutiles, des boites de conserve aux paquets de céréales en passant par les cassettes vidéos.
La réalité virtuelle pour Half Life : Alyx, c’est d’abord cela : un moyen de raconter son monde par les objets, allant du plus familier, des paquets de cigarettes au packaging d’inspiration soviétique par exemple, au plus étrange, comme ces improbables machines qui jalonnent notre route (des radios aux panels de contrôles follement sophistiqués du Cartel). C’est bien simple : on n’a jamais autant prêté autant attention à des objets virtuels, à leurs modèles, à leurs textures, à ce qu’il peuvent bien raconter de leur monde et au mystère qu’ils recèlent, susceptible d’envoyer notre imagination sur une tangente infinie.
Un game-design conservateur
Une fois passé l’émoi des débuts, les forces « conservatrices » du game-design deviennent toutefois plus apparentes : le jeu alterne toujours phases de tir, moments de narration, séquences flippantes et énigmes (bien spatialisées), d’une façon qui semblera certes familière à quiconque aura déjà joué à un Half Life ; mais l’efficacité de ces changements de mode, toujours sur le bon rythme pour relancer ici le stress, là la poussée d’adrénaline, plus loin l’humeur contemplative, témoigne d’une maîtrise intacte de l’art du séquençage. Sans être foncièrement remises en questions, ces briques élémentaires du FPS narratif sont en revanches parfaitement investies par les nouvelles données ludiques de la VR. Les phases de tirs, par exemple, sont de jubilatoires moments d’action, mêlant tir au réflexe contre les zombies et fusillades sous couverture contre les soldats du Cartel. Ces derniers nous font donner de notre personne, eux dont les énormes pétoires nous obligeront à nous accroupir dans notre salon pour nous cacher derrière un bidon, et à ne sortir la tête que pour de bref tirs de ripostes.
Quant à la narration, elle profite elle aussi de la réalité virtuelle : on a dit le sommet atteint par la narration environnementale, au travers des objets et décors visités. Mais il y a un autre brin narratif augmenté : celui des scènes scriptées, auxquelles on assiste en spectateur mobile du regard et des jambes, et qui font se sentir littéralement « au cœur de films d’action ». L’expression a beau être éculée, elle n’a jamais été si bien adaptée : on a parfois l’impression d’être en présence de petits bouts animés dignes d’un Pixar, parfois à plusieurs kilomètres de distance dans le cas d’événements aux dimensions cataclysmiques (le jeu en compte quelques uns), parfois à quelques mètres seulement s’agissant de scènes de vie aperçue d’un balcon ou d’une arrestation musclée de citoyens en bas de notre rue – on a même bloqué une bonne minute sur un bête rat se lavant le museau dans une cave, c’est dire… Et si Valve n’invente rien en terme de narration, se contentant de bien présenter ses scripts, le talent de ses animateurs et le pouvoir d’incarnation que leur assure la VR n’en finit pas d’émerveiller.
Quelques moments de bravoure
Mais l’inoubliable moment de bravoure dans Half Life : Alyx est un moment jouable, une séquence de pur survival qui coupe le jeu en deux. On y croise le chemin d’un monstre aveugle à l’ouïe très développée, au long d’un chapitre qui donne lieu à plus d’inventions ludiques autour du contrôle par mouvements que tout le reste de l’aventure, le joueur se trouvant contraint d’évoluer dans le plus grand silence… un projet que les développeurs prennent un malin plaisir à ruiner en multipliant les sources de bruits potentiels, comme cette bouteille qui chute à l’ouverture d’un placard ou cette caisse obstruant notre route, à déplacer « tout-dou-ce-ment » pour ne surtout pas faire cliqueter son contenu. Dans notre moment préféré de tout le jeu, on s’est retrouvé forcé à voisiner le monstre de très près, au risque d’éternuer sous l’effet de l’épais nuage de spores émis par ce dernier : pour éviter de trahir sa présence, il faut alors penser à se couvrir le nez de sa main, dans le réel comme dans le jeu, dans un effet de mimétisme assez génial qui fait rentrer dans cette scène d’anthologie par les gestes autant que par les yeux (la bestiole est aussi drôle qu’incommodante à regarder).
Au rang des grands moments, on n’oublie pas le captivant dernier chapitre, qui opère un grand dérèglement des espaces et des sens en jouant sur les perspectives trompeuses, sur le haut et le bas, sur la duplication des lieux. Mais ce moment phénoménal, pour jouissif qu’il soit, laisse toutefois un goût de trop peu en offrant d’entrevoir, sans s’y engouffrer totalement, le potentiel d’expériences « limites » autour de l’espace rendues possibles par la VR. Cette belle séquence laisse penser que le jeu a finalement pris peu de risques, qu’il n’a peut être pas expérimenté aussi follement qu’il aurait pu. Il n’est qu’un premier pas, qui semble dire qu’il n’était pas encore temps pour Valve de pousser l’expérience sensorielle dans ses derniers retranchements, qu’il fallait d’abord établir les bases d’une expérience se voulant avant tout confortable (c’est le cas, notamment grâce au pouvoir d’attirer les objets visés comme par un lasso magnétique, d’un simple coup de poignet) et surtout rassurante (jusque dans son chapitre horrifique, contrebalancé par les nombreux contrepoints comiques et l’éclairage de la scène). C’est en somme, le moment des présentations aimables entre le joueur et cette nouvelle façon de jouer. Mais quelles présentations, et pour quelles promesses futures !